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pas qu’il y ait une morale pour les simples et une morale pour les gens d’esprit ; mais ce que nous demandons, c’est qu’on n’érige pas en loi sèche et absolue ce qui n’est qu’une nécessité douloureuses, car alors la loi devient injuste. Qu’on demande au poète de chanter tout ce qui trouble et agite l’homme ici-bas, qu’on lui demande de sentir profondément tout ce qu’il chante, et qu’après cela on exige de lui l’existence banale et prosaïque de tout le monde, c’est ce qui est injuste et insensé. L’agitation est une des conditions de la poésie. Pourquoi d’ailleurs jetterait-on sans cesse en reproche aux grands artistes d’aujourd’hui la calme et austère existence des artistes d’autrefois ? Austère, je le veux bien, mais calme, elle ne le fut jamais. Quand donc les poètes ont-ils vécu de la vie de tout le monde ? Voit-on tout le monde errer comme Homère aveugle et mendiant, mourir exilé comme Dante, fou comme le Tasse, misérable et abandonné comme Milton et Corneille ? Tout le monde achève-t-il, comme Racine, dans le cilice et la cendre une vie de passion, d’amour, de joie et de douleur ? Tout le monde sent-il passer sur son âme, pour effacer le souvenir des fureurs coupables de Phèdre, ces suaves émanations des livres saints sous lesquelles naquirent Esther et Athalie ? Ah ! sans doute, telle devrait être la fin des poètes. Quand le sourire de la jeunesse s’est fané, quand on a chanté tout ce qui est beau, tendre et éclatant ici-bas, l’idée de Dieu est seule assez grande pour remplir le cœur, et pour y résonner encore en strophes harmonieuses ; mais si l’idée de Dieu est absente du monde où nous vivons, ou si elle se voile sous de vagues et dangereuses inspirations, est-ce donc la faute des poètes ? Serait-ce d’ailleurs vivre aujourd’hui comme tout le monde que de se perdre dans la piété et dans l’oubli ? Que l’idée de Dieu soit restituée parmi nous, et les poètes seront les premiers à venir lui apporter leur hommage. Jusque-là, il ne faudra point s’étonner si leur esprit se dévoie et se perd dans tout ce qui semble avoir pris ici-bas la place de l’idée divine. L’erreur et le vague des théories valent encore mieux que l’athéisme pratique de tant de gens qui se croient des sages. On revient du doute, on revient de l’erreur : on ne revient pas du néant.


EDMOND DE GUERLE.