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livre intitulé De Viribus mentis humanæ contra Huetium, au moment même où le savant Muratori imprimait à Venise son Trattato delle Forze dell’ intendimento umano, o sia il Pirronismo confutato. Un médecin allemand nommé Grosse les avait précédés dans cette voie, et comme il écrivait son livre quelques années seulement après la mort de Huet[1], on s’aperçoit bien qu’il juge encore le savant prélat comme le jugeait le XVIIe siècle ; le scepticisme qu’il lui reproche n’est qu’un scepticisme involontaire. Le critique de Francfort aurait pu dire comme Bossuet : Je suis instruit de ses sentimens. Il faut insister sur ce point : à mesure qu’on s’éloigne du temps où l’auteur des Questions d’Aunay composait ses entretiens philosophiques, à mesure que la tradition s’efface et que les habitudes de son esprit sont moins connues, Huet est jugé plus sévèrement et son imprudent badinage prend les proportions d’un système. De nos jours, tous les historiens de la philosophie sont d’accord pour faire de lui un des principaux représentans du scepticisme théologique. Un jeune écrivain, connu déjà par de sérieux services rendus à l’histoire de la philosophie, et qui est mort il y a deux ans dans toute la vigueur de l’âge et du talent, M. Christian Bartholmèss, avait résumé et formulé énergiquement toute cette tradition hostile à l’évêque d’Avranches ; l’auteur du Traité de la Faiblesse de l’esprit humain est décidément placé par lui, et placé au premier rang, dans la galerie des sceptiques modernes : il donne la main à Lamothe-Levayer et à Sorbière, à Glanvill et à Hirnhaym, à Lamennais et au père Ventura[2].

Ce rapide tableau montre assez combien il fallait de savoir et de sagacité pour retrouver la pensée de Huet à travers tant de vicissitudes. Il n’y avait qu’un homme profondément initié à la vie morale du XVIIe siècle qui pût attaquer sans crainte un tel sujet et y porter la lumière. J’appliquerai volontiers à M. l’abbé Flottes ce que La Fontaine disait du critique Leclerc :

Il est savant, exact, il voit clair aux ouvrages.


Leclerc, esprit pénétrant et ferme, un des maîtres de l’ancienne critique, un de ces hommes que M. l’abbé Flottes consulte toujours avec une respectueuse confiance, Leclerc n’aurait eu que des éloges pour cette judicieuse étude. Il y aurait reconnu bien des qualités qui distinguaient au XVIIe siècle l’érudition théologique. Je crains que le lecteur de nos jours, moins frappé de ces mérites, ne trouve parfois la démonstration de l’auteur trop exacte ou du moins trop méthodique, trop mathématiquement suivie ; on dirait un enchaînement de théorèmes. Tout ce que rappelle à l’esprit le nom de l’ingénieux Huet, ses exquises jouissances d’érudit et de lettré, ses labeurs effrayans entremêlés d’études si mondaines, cette facilité à passer de la méditation des Écritures à l’histoire des romans, maintes choses que des écrivains de nos jours ont peintes avec finesse et grâce, tout cela est absent du livre de M. l’abbé Flottes. Ce n’est pas là non plus ce que nous devions lui

  1. Huetius, von der Schwachheit des menschlichen Verstandes, Francfort 1724.
  2. Huet, évêque d’Avranches, ou le Scepticisme théologique, par Christian Bartholmèss ; 1 vol. Paris 1850.