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troupe, remarquant les regards d’envie que j’attachais sur les femmes en costume, me demanda si j’aimerais à jouer la comédie. — De toute mon âme, lui dis-je. Il répondit qu’il ne tenait qu’à moi et que j’avais une assez jolie figure pour faire fortune dans un théâtre. Flattée du compliment, mais plus ravie encore de la perspective qui s’ouvrait devant moi, je résolus de m’en gager. L’homme me demanda si j’avais des parens; je lui répondis que j’étais orpheline et maîtresse de mes actions. Comme vous pensez, je me gardai bien de lui parler de ma pauvre grand’mère. En retournant dans notre cottage, je fis de ma garde-robe un paquet qui n’était pas lourd, et avec le plus grand mystère je préparai mes moyens de fuite. Avant même qu’il fît jour, je traversai sur la pointe du pied la chambre à coucher de ma grand’mère et je tirai à moi la porte de la rue, qui se ferma sans bruit. Il m’en coûtait de la quitter ainsi sans l’embrasser, ma pauvre granny, sans même lui jeter un dernier regard; mais je sentais que si je m’étais approchée du lit, les forces nécessaires pour l’exécution de mon projet m’auraient abandonnée. J’avais commis une faute, une grande faute; l’expiation ne se fit point attendre. D’abord je fus comme folle de joie en essayant des habits de théâtre et en récitant quelques bouts de rôle. L’enivrement dura peu. Si j’avais une couronne de roses fanées sur la tête, j’avais une épine au cœur. Comme ma bonne grand’mère m’avait élevée religieusement, je reconnus bien vite ce qu’il y avait de blâmable dans ma conduite, et j’en éprouvai du remords; mais je m’étais avancée trop loin pour reculer. Qu’étais-je pourtant sur la terre? Une vagabonde. Plus tard, je me mariai avec le first tragedian. Une fois mariée, je cédai mon tricot couleur de chair et mes ailes à la petite Kitty, l’ange actuel de la troupe, et qui rit dans ce moment-ci de nous entendre parler ensemble. Nous traversâmes de bons et de mauvais jours : souvent la robe que je portais en ville ne m’appartenait même pas; je la louais à raison de trois ou quatre pence par jour dans un second hand cloths-shop (boutique de revendeuse à la toilette). Je me résignais pourtant à cette vie d’aventures, qui, d’un autre côté, n’est pas sans charme, car on voit beaucoup de pays et beaucoup de monde, quand je rencontrai un jour à Berry-Saint-Edmund un garçon de l’endroit où j’étais née. Il s’était fait lui-même marchand dans les foires et m’apprit que ma grand’mère, depuis mon départ, avait quitté le village pour aller à Chatam, où l’appelaient une vieille sœur et de petits intérêts de famille. J’avais toujours évité, depuis cinq ans, de mettre les pieds dans mon hameau, et j’avais détourné la troupe de s’y rendre à l’époque de la fête, car la vue de l’église, de l’école et des grands arbres sous lesquels je jouais étant enfant m’aurait fait mal; mais, croyant que ma chère granny vivait encore à Chatam, je résolus