Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/208

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les deux généraux de la reine pouvaient accabler Condé; séparés, La Ferté-Senneterre demeurait inutile, et Turenne tout seul devait acheter bien cher la victoire. Aussi demandait-il qu’on pressât La Ferté de venir le rejoindre à marches forcées, et qu’on ne commençât pas l’attaque avant son arrivée[1]; mais les ordres de la cour n’admettaient aucun retard, et le duc de Bouillon lui-même fut d’avis d’attaquer sur-le-champ pour ne pas avoir l’air de ménager Condé[2]. De là ce fatal combat du 2 juillet 1652 où périrent inutilement tant de vaillans officiers, l’espoir de l’armée.

Les historiens ont raconté les détails de cette déplorable journée[3], quel courage et quel talent déploya Condé sur ce petit espace, dans cette espèce de patte d’oie qui s’étend depuis la barrière du Trône, par la grande rue du Faubourg-Saint-Antoine et par plusieurs rues latérales, coupées elles-mêmes de nombreuses rues de traverse, jusqu’à la grande place de la Porte-Saint-Antoine, devant la Bastille. Selon sa coutume, il avait formé un escadron d’élite avec lequel il se portait partout, conduisant lui-même les charges les plus périlleuses. Il s’était posté en face de Turenne, lui disputant pied à pied la grande rue Saint-Antoine, et dans les momens de relâche il s’échappait pour aller du côté de Picpus encourager Tavannes, qui résistait avec sa vigueur ordinaire à toutes les attaques de Saint-Mégrin, ou du côté de la Seine et de Charenton contenir Navailles, un des meilleurs lieutenans de Turenne. C’est dans la grande rue que se portèrent les plus rudes coups. Turenne et Condé y rivalisèrent de constance et d’audace, chargeant l’un et l’autre à la tête de leurs soldats, tous deux couverts de sang, et sans cesse exposés au feu de la mousqueterie. Turenne, bien supérieur en nombre, gagnait du terrain ; puis tout à coup Condé, l’épée à la main, à la tête de son escadron, le forçait de reculer, et l’affaire demeurait indécise, jusqu’à ce que Navailles, qui venait de recevoir du renfort et du canon, renversa toutes les barricades qui lui étaient opposées, et s’avança, menaçant d’envelopper Condé. Celui-ci, se portant rapidement sur ce point, vit à la dernière barricade ses deux amis, Nemours et La Rochefoucauld, l’un blessé en plusieurs endroits et ne se soutenant plus, l’autre atteint d’une balle qui, lui perçant le visage au-dessous des yeux, lui avait à l’instant

  1. Turenne l’insinue, et le duc d’York le dit très clairement.
  2. Duc d’York.
  3. Nous ne parlons que des historiens contemporains qui ont pris part à l’affaire, d’un côté Turenne, York et Navailles, de l’autre Tavannes et La Rochefoucauld. Le récit le plus clair est celui du duc d’York. La relation faite au nom de la fronde, et qu’on attribue à Marigny, est digne de ce triste bel-esprit et ne mérite aucune foi, si ce n’est pour le détail des régimens engagés, des blessés et des morts. C’est une mazarinade, et il ne faut se servir de ces sortes de pièces qu’avec une grande circonspection et beaucoup de critique.