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petits théâtres dédaignés des tragiques, le Vaudeville et le Gymnase. C’est là qu’habite la muse Thalie pendant les rares séjours qu’elle fait encore parmi nous. Est-ce volontairement ou malgré son désir qu’elle a déserté son ancienne demeure? A-t-elle trouvé la porte fermée un certain jour qu’elle voulait rentrer, ou bien s’est-elle trouvée trop à l’étroit dans son vieux domicile, et a-t-elle cru se rajeunir en allant habiter des quartiers plus bruyans et plus animés? Nous ne savons; mais, quels que soient les motifs de cette désertion, un fait est certain, c’est que la Comédie-Française n’est plus guère que la solennelle nécropole où dorment les glorieux morts du passé. Oh! qu’ils doivent bien dormir, ces morts! Le tapage des vivans ne trouble pas leur repos. Si jadis ils ont été réveillés en sursaut par les vacarmes d’Henri III et d’Hernani, ils n’ont plus rien à craindre de pareil aujourd’hui : chaque soir, fête des ombres, qu’interrompent de loin en loin seulement les productions chevrotantes de vieux vaudevillistes à la voix affaiblie, que, par respect pour leur grand âge, spectateurs et critiques font semblant d’entendre, alors même qu’ils n’ont pu saisir aucune syllabe de leurs séniles radotages; dans les grands jours, visites de la littérature officielle, qui, en personne bien élevée qu’elle est, sait qu’il est malséant de parler haut, et qu’il est de bon goût de chuchoter à voix basse. Chuchotemens, murmures, voix affaiblies, il n’y a pas dans tout cela de quoi troubler le sommeil léger d’un vieillard. En vérité le Théâtre-Français, à l’heure qu’il est, fait penser à ces paisibles villages de province qui sont à peine plus bruyans que le cimetière autour duquel ils sont bâtis. Je me trompe cependant : il y a des jours où le silence de ce mausolée est troublé par d’autres pas que les pas discrets des poètes inoffensifs et des vaudevillistes sur le retour. Les personnes les plus respectables et les plus soigneuses de leur dignité, les plus difficiles dans le choix de leurs amis, prennent souvent en vieillissant une indulgence extraordinaire qu’on ne sait comment s’expliquer. Un beau jour il leur vient l’envie de déroger à leurs habitudes et d’élargir le cercle de leur intimité. Vous croyez que leur choix va tomber sur les hommes qui, n’étant pas de leur monde, peuvent cependant fréquenter leur société sans y faire ombre : détrompez-vous. Un certain soir, dans ce salon, plein de grands artistes, d’habiles diplomates et d’hommes du monde accomplis, vous voyez arriver... un intrus, que personne ne connaît et ne voudrait connaître. On se regarde avec étonnement et on se chuchote à l’oreille : « Quel est donc ce mystère? » Il valait bien la peine, ma foi, d’être si scrupuleux pour devenir un jour si peu difficile! Ce mystère, si vous tenez à le connaître, vous sera expliqué par une fable de La Fontaine intitulée le Héron et les Poissons. Le dédaigneux héron,