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s’il ne s’est pas appliqué à considérer que d’Alger à Timbuktu il y a le désert et environ cinq cents lieues, et que si, de Saint-Louis, la distance est moindre, le climat, les accidens topographiques et la grande densité des populations hostiles la rendent peut-être encore plus difficile à franchir.

Telles sont les véritables barrières qui, peut-être longtemps encore, sépareront de Timbuktu nos possessions françaises de l’Afrique. Il n’est pas dit qu’un jour ces barrières ne doivent pas être surmontées; mais en attendant, la France peut remplir un rôle très utile et très élevé, quoique moins personnellement profitable. Ce rôle, M. Barth l’indique : ce serait de faire la police de la portion du désert qui avoisine nos colonies, pour mettre un terme aux brigandages des Berbers. Il est vrai que pour cela il faudra probablement occuper Tawat, de même que, pour délivrer la Méditerranée des pirates barbaresques, on a dû prendre Alger; mais cette conquête ne paraît pas impossible : elle faciliterait les relations commerciales et préparerait l’influence française dans le cœur du Soudan. Si les Anglais ont mérité par leurs persévérans efforts d’exploiter les richesses du bassin du Tsad, les régions de l’ouest et Timbuktu, qu’un Français a le premier fait connaître, reviennent de droit à la France.

En dehors de ces considérations, il en est d’autres propres à toucher les esprits qui s’élèvent au-dessus des rivalités commerciales et des espérances, mercantiles, et pensent que la civilisation, accomplissant sur notre terre une évolution lente, mais complète, doit finir par admettre tous les peuples, ceux mêmes de l’Afrique, au partage de ses bienfaits : c’est que le contact, l’influence des Européens, leur mélange avec les races noires et leur constante action sur elles pourront opérer le changement de celles-ci, et faire leur éducation. Je n’ignore pas qu’une semblable espérance doit sembler aujourd’hui bien chimérique, lorsqu’à côté de nos sociétés nous contemplons les ébauches grossières de ces sociétés encore à l’état d’enfance, et que, jetant à la fois les yeux sur ces deux pôles de l’humanité, nous saisissons entre nos races et les leurs des différences morales qui semblent aussi indélébiles que les couleurs de nos visages. Mais peut-on admettre d’autre part que tant d’hommes aient été créés pour toujours vivre, à travers les siècles, dans un état de même abjection, et l’histoire ne montre-t-elle pas que toutes les grandes révolutions de ce monde ne se sont accomplies que par l’œuvre du temps et le travail successif des générations? D’ailleurs, une telle espérance ne fût-elle qu’un rêve, il serait beau de l’avoir conçue, et si incertaine qu’elle puisse être, elle mérite bien que la France, l’Angleterre et toutes les nations intelligentes se donnent la main sans récriminations et sans envie sur cette terre d’Afrique où tant d’hommes de tous pays ont trouvé la mort, et où il y a encore autant à souffrir qu’à profiter.

Si jamais elle se réalise dans un bien lointain avenir, quelques noms devront être particulièrement chers à l’Afrique relevée et rachetée, — les noms des hommes qui, au péril de leur vie, sont allés lui porter des paroles d’espérance et de pitié, — et M. Barth n’a-t-il pas trouvé une vraie compensation à ses longues souffrances dans l’idée que son nom figurerait au premier rang sur cette liste des bienfaiteurs d’une portion de l’humanité ?


ALFRED JACOBS.


V. DE MARS.