Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/346

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait eu lieu le 7 mars 1816), il fut pris en amitié par le terrible Aimi, qui se l’attacha, finit par lui donner deux de ses filles en mariage, et l’éleva à un certain rang. On lui couvrit le corps de tatouages; il se plia aux habitudes de ses hôtes, participa à leurs travaux et fut mêlé à leurs guerres. C’est ainsi qu’il pénétra dans l’intérieur jusqu’au détroit de Cook, qui sépare Eaheïno-Mauwé de la grande île Tawaï-Pounamou. Là il vit le fameux chef Pomaree, qui promenait, avec la conquête, les dévastations sur la côte sud-ouest de l’île. De temps à autre, après une expédition heureuse, quelque chef ami de Rutherford lui envoyait une corbeille pleine de la chair des ennemis tombés sur le champ de bataille. A son tour, il distribuait ce présent entre ses compagnons, qui trouvaient ce mets succulent et plus délicat que la chair de porc. Dans les premiers mois de son séjour, Rutherford essaya de mesurer le temps à l’aide de coches faites à un bâton; mais à la longue il se perdit dans son calcul : il ne réussit pas non plus à se reconnaître dans le comput des indigènes, qui comptent par nuits, par lunes, par mois, et qui, au bout de vingt ou trente de ces périodes, n’ont plus que des supputations très inexactes. Quand le brick américain emmena le matelot, il fut tout étonné d’apprendre qu’il avait dix ans de plus qu’à l’époque du massacre; le temps ne lui avait pas semblé long durant sa captivité.

Quelques années auparavant, en 1809, le Boyd, bâtiment anglais dont le capitaine s’était rendu coupable de mauvais traitemens à l’égard d’un indigène du nom de Taara, avait abordé à la baie de Wangaroa, à la pointe septentrionale de Eaheïno-Mauwé. Tippouie, père de Taara, envahit le bâtiment avec les hommes de sa tribu, et massacra l’équipage, malgré les efforts que fit pour l’en empêcher un chef de la Baie des Iles, Tippahee, qui durant plusieurs années avait consenti à naviguer sur un bâtiment européen. Cette fois, comme au massacre de l’Agnès, les victimes furent dévorées.

Les causes de l’anthropophagie chez les Zélandais ont été expliquées diversement; on ne saurait attribuer cette horrible coutume à la rareté des alimens, car la Nouvelle-Zélande, située entre le 33e et le 47e parallèle sud environ, jouit, dans sa plus grande partie, du climat le plus tempéré, et si elle a peu de quadrupèdes (seulement une sorte de chien-renard et de gros rats), elle produit en abondance toute espèce de légumes. D’ailleurs les Zélandais n’auraient plus même le prétexte de la rareté des animaux depuis l’introduction des porcs dans leurs îles par Cook. Il est fort probable que l’anthropophagie doit son origine à quelque rite superstitieux, et qu’elle a été entretenue par la fureur que ces sauvages apportent dans leurs guerres et dans leurs rancunes personnelles.