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rent à toute espèce d’évolution chromatique, — ce goût faisait alors ses délices. La flûte était devenue entre ses mains un terrible instrument de tyrannie. L’entendre, l’applaudir, ne suffisaient point : il fallait encore pouvoir faire sa partie, concerter. On n’était son aide de camp et son ami qu’à ce titre; aussi maréchaux, généraux, capitaines, et jusqu’aux simples lieutenans, tout le monde plus ou moins s’en escrimait, et pour enlever un arpège on n’eût point dans l’armée entière trouvé de plus vaillant officier que le colonel de Chasot. Au clavecin était assise l’abbesse de Quedlinbourg, cette aimable et spirituelle princesse Amélie, si cruellement martyrisée par son auguste frère. A côté de la gracieuse accompagnatrice, debout à son pupitre, se tenait le roi, grave, attentif, irréprochable en son maintien, et vis-à-vis de lui, jouant la seconde flûte, le prince héréditaire de Strélitz, virtuose, hélas! trop peccable, dont l’embouchure trahissait la bonne volonté, et qui ne manquait jamais de commettre aux mêmes endroits les mêmes écarts de mesure et d’intonation, ce qui faisait rouler à Frédéric des yeux d’aigle plumé, et causait dans l’auditoire un petit sourire à fleur de lèvres aussitôt comprimé. Comme habitué de ces concerts, et aussi comme exécutant, Chasot avait plus que tout autre qualité pour en parler, et les divers renseignemens qu’il donne à ce propos sur l’organisation générale de la musique du roi offrent un certain intérêt.


« Quelqu’un demande : En quoi consistait donc cette musique si vantée? Cette musique, où j’ai assisté, depuis l’année 1734, à Ruppin, où le roi avait son régiment comme prince royal, à Rheinsberg, où la princesse et toute la cour se trouvaient; enfin en campagne, dans la tente du roi, ensuite à Breslau et partout où sa majesté passait la nuit, — cette musique a toujours été composée des meilleurs musiciens de l’Europe. Le roi savait les règles de la composition et excellait sur la flûte traversière. Le matin, il composait lui-même sur le clavecin, pendant qu’on le frisait, tous les solos qu’il jouait ensuite en perfection sur la flûte. Ses concerts étaient tous de la composition du fameux Quantz, dont il avait été l’écolier... Le roi lui payait trente louis pour chaque concert, vingt louis pour un trio et dix louis pour un solo. Je lui ai vu payer quarante et même une fois deux cents louis pour une flûte avec des sons bien organisés que Quantz faisait lui-même. La main de cet homme était divine, et tous les Italiens sont convenus que jamais compositeur n’a surpassé, peut-être égalé Quantz, en fait de compositions instrumentales, surtout pour la flûte traversière. A Potsdam, le concert journalier se tenait dans un cabinet de vingt et un pieds de diamètre, un peu arrondi dans les angles, de seize pieds jusqu’à la corniche, le tout en boiserie, avec de beaux compartimens magnifiquement dorés, une très belle cheminée de marbre incarnat d’Egypte, et au milieu un superbe et très grand lustre de cristal. Ce concert consistait en un seul premier et un second violon (rarement le double), une basse de violon, un violoncelle, et