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nel ! « Il est mort pour une plaisanterie, en mangeant tout un pâté de faisan; il était gai, bon diable, bon médecin et très mauvais auteur ! » L’oraison funèbre manque peut-être de cœur, mais elle est d’un grand roi qui n’en eut jamais à revendre, et gardait précieusement le peu de sensibilité qu’il avait pour s’apitoyer sur lui-même dans l’occasion. Quelques semaines plus tard mourut le général de Rothenbourg, un autre affilié à la petite coterie française, dont il était par son éducation, son esprit, et par son mariage avec la fille du marquis de Peschère. « Je ne vois que ma douleur, » écrit Frédéric à sa sœur de Baireuth, et l’affliction causée par cette perte se prolonge encore que déjà son fidèle secrétaire Darget lui demande son congé et part pour Paris, dans la ferme intention de ne plus revenir. Même histoire avec Algarotti, le confident éprouvé que rappelait la France, et que Frédéric ne devait aussi plus revoir. Ici prennent place également à tour de rôle les démêlés avec Voltaire, ainsi que l’ignoble procès du philosophe de Ferney avec le Juif Hirschel et sa scandaleuse querelle avec Maupertuis. « Si vous êtes curieux de nouvelles, je vous apprendrai que Voltaire s’est conduit comme un méchant fou, qu’il a attaqué cruellement Maupertuis, et qu’il a fait tant de friponneries que sans son esprit, qui me séduit encore, j’aurais en honneur été obligé de le mettre dehors[1]. » Tant de catastrophes et d’ennuis affectèrent vivement le roi; le moral s’assombrit, de revêche et d’acariâtre son humeur devint mélancolique.

Une seule âme pouvait encore à cette époque s’ouvrir à ses douleurs et tendrement y compatir, c’était cette aimable margrave de Baireuth. « Je roule dans ma tête le moyen de me sauver à Potsdam, où je suis plus à moi-même et où je puis être mélancolique sans que personne y ait à redire. » Et penser que ces paroles venaient à Frédéric en plein carnaval! Une autrefois la généreuse sympathie qu’on lui témoigne le pénètre si à fond que son cœur trouve pour remercier l’expression vraie et sincèrement émue: « Il est toujours bien doux pour moi de trouver dans votre compassion et dans votre sensibilité un soulagement que je ne puis espérer ici de presque personne. Je vous l’avoue, ma chère sœur, la plupart du monde, insensible ou indifférent, trouve l’amitié et ses regrets ridicules; cela oblige à des contraintes qui sont d’autant plus insupportables qu’on s’est fait quelques reproches à soi-même. J’étudie beaucoup, et cela me soulage réellement; mais lorsque mon esprit fait des retours sur les temps passés, alors les plaies du cœur se rouvrent, et je regrette inutilement les pertes que j’ai faites! » Heure mélancolique où les voix les plus aimées des anciens jours manquaient à

  1. Correspondance avec la margrave de Baireuth, décembre 1751.