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presque arrivée qu’à moi est que j’ai perdu tous mes amis de cœur et mes anciennes connaissances ; ce sont des plaies dont le cœur saigne longtemps, que la philosophie apaise, mais que sa main ne saurait guérir. » Ainsi écrivait à la duchesse de Gotha le monarque sexagénaire autour de qui la mort frappait à coups redoublés. Son frère, le prince Auguste-Guillaume, sa chère sœur de Baireuth, d’Argens, Fouqué, la comtesse Camas qu’il appelle dans ses lettres ma bonne maman, partout des pertes douloureuses dont le souvenir assombrissait un présent que le triste cortège des infirmités commençait à rendre bien maussade! Il y en avait pourtant dans le nombre qu’on prenait sur un ton moins lugubre, celle du baron de Poellnitz, par exemple, qui lui faisait écrire à voltaire (13 août 1775) : « Le vieux Poellnitz est mort comme il a vécu, c’est-à-dire en friponnant encore la veille de son décès; personne ne le regrette que ses créanciers! » Autre affliction, bien cruellement ressentie : lui aussi, ce vieux grognon de Quantz était parti pour le grand voyage ! Lui aussi, le bourru compère, il était allé jouer de la flûte chez les ombres.

Pour charmer l’ennui de la route,
Quantz jouait de la flûte en passant l’Achéron;
— Ramez donc, dit-il à Caron;
Que faites-vous? — J’écoute!


Et Caron, avec tous les égards imaginables, l’avait déposé sur le sombre bord, lui le virtuose indispensable, la vie et l’âme des concerts du roi, qui jamais n’avait voulu entendre parler d’un autre accompagnateur. Cet honnête homme de Quanz trépassé, plus de musique en ce bas monde! Frédéric le Grand avait perdu le goût de la flûte, ses dents pouvaient choir maintenant, et ses mains trembler.

Qu’on pense quelle émotion dut être celle de ce roi chagrin et goutteux, quand on lui vint dire que Chasot demandait à le voir, Chasot, l’hôte des jours heureux, le commensal de Rheinsberg, le dernier survivant de cette héroïque table ronde ! Sans doute le chevalier avait plus d’un tort sur la conscience, et Frédéric, qui n’oubliait rien, sentit au premier aspect se réveiller d’anciennes rancunes; mais comment opposer de mauvais griefs à la joie si pure de l’heure présente? Frédéric n’était pas homme à bouder contre son cœur: il se dérida tout aussitôt à la vue de ce visage ami qui lui rappelait ses meilleurs temps. « Le bruit public vous a déjà sans doute appris avec quelle bonté et distinction je suis traité journellement de sa majesté prussienne, mon ancien, digne et gracieux maître; les bonnes intentions du sénat de Lubeck à son égard lui ont été exacte-