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fresques de M. Kaulbach au nouveau musée de Berlin. Par malheur, ce ne sont que des fragmens. On dirait que M. Lingg avait conçu d’abord quelque grand poème sur les destinées du genre humain, et que l’haleine lui a manqué. Les fragmens sont beaux ; mais où est la pensée qui devait relier entre elles ces pages décousues? La Grèce ouvre le chœur des nations, annonçant au monde la fin des vieilles ténèbres, l’avènement de la lumière, l’enthousiasme de la beauté éternelle et de l’éternelle vérité. Tout à coup éclate le chant de guerre d’Alexandre, qui se réveille du sein des voluptés de Babylone et se dispose à partir pour la conquête de l’Inde. Tournez la page, vous assisterez à l’entrée triomphale de César, au milieu des acclamations des Romains. Plus loin, c’est la prêtresse d’Orient, transportée dans la Rome des empereurs, qui enseigne ses mystères à la populace. Voici encore Attila qui paraît, puis les Normands, puis la peste noire, puis Timour et ses Tartares, puis la Sainte-Wehme, et cette étrange galerie se termine par le chant de victoire de Lépante et la glorification de don Juan d’Autriche. Je demande encore une fois quel est le sens de ces ébauches. M. Hermann Lingg a trop de talent pour se résigner à des œuvres aussi incomplètes. Les autres cycles qui composent son recueil présentent les mêmes beautés et les mêmes défauts : vigueur du style, grandeur des images, et avec cela incohérence des sentimens et des idées. Il est certain qu’il y a là un poète; pourquoi ce poète ne dit-il pas son secret? pourquoi s’arrête-t-il à la moitié de son chant? pourquoi n’est-il pas en mesure de subir l’épreuve décisive d’une traduction française? dans l’affaissement général de l’imagination germanique, les vigoureux accens de M. Lingg ont étonné les esprits; si l’on traduisait une seule de ces pièces si vantées au-delà du Rhin, on ne donnerait, j’en suis sûr, qu’une médiocre idée du poète.

M. Hermann Lingg appartient au groupe des poètes de la Bavière, à ce groupe gracieux et fin où brillent MM. Emmanuel Geibel, M. Paul Heyse et M. Frédéric Bodenstedt. Je regrette d’autant plus qu’il n’ait pas donné un libre essor à son imagination; il aurait peut-être introduit quelque élément nouveau dans une réunion d’hommes de talent qui semblent assez disposés à s’endormir. Artistes soigneux, écrivains élégans et purs, MM. Geibel et Heyse ne s’inquiètent pas assez des préoccupations morales de leur époque. Dans ces vers si habilement ciselés, dans ces subtiles études psychologiques, rien de vivant ne s’adresse aux hommes de notre siècle. On dirait que le temps où nous sommes est une espèce d’âge d’or, que le seul devoir du poète soit de cueillir les fleurs de l’art, qu’il n’y ait point de conseils à donner, point de douleurs à consoler, aucune fonction virile à remplir. M. Geibel avait contracté cepen-