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et les joies de l’adolescence, M. Robert Prutz mettait en rimes des improvisations démocratiques. Maintenant que sa voix est plus mâle, son expérience plus riche, maintenant qu’il sait parler à la jeunesse et qu’il pourrait lui enseigner, en publiciste sinon en poète, le culte de la patrie, le dévouement à l’humanité, la foi aux choses divines, il se met à célébrer sur tous les tons l’exaltation de l’amour sensuel. Voici en deux mots le sujet du canzoniere de M. Prutz. Le poète, à l’âge où le cœur s’ouvre, a aimé une jeune fille qui est devenue la femme de son rival. Quinze ans se sont écoulés; la jeune femme est veuve, elle n’a jamais aimé son mari, elle est restée fidèle à celui qu’elle n’a pas épousé, et, libre désormais, elle vient se donner à lui. Le poète s’était marié de son côté, il l’est encore; qu’importe? Il oublie tout pour tenir dans ses bras la femme qu’il aimait à vingt ans, et que sa mauvaise destinée lui a prise. — C’est peut-être un symbole, me disais-je en lisant les premières pages, c’est le symbole de la jeunesse qui refleurit dans une âme bien née. Cette femme qu’il a perdue et qu’il retrouve, c’est l’idéal, la poésie, l’enthousiasme, maintes croyances altérées au premier contact du monde, et qui s’épanouissent plus vigoureuses dans la seconde saison de la vie morale. — Nullement; le poète lui-même repousse cette explication. « Sache-le bien, ô censeur morose, les baisers dont je parle sont des baisers ardens et donnés à pleine bouche. Tout cela est vrai, ce sont des peintures réelles... » Et le voilà qui déshabille sa maîtresse. — Mais est-on bien sûr qu’il s’agisse du poète lui-même? Ne serait-ce point un thème, une situation qu’il veut peindre avec la liberté permise à l’artiste? Un poète peut bien décrire la passion dans ses emportemens et ses misères, sans qu’on l’accuse de faire publiquement sa confession. Celui-ci a inventé un sujet, assez cynique sans doute, mais qui ne convient pas mal à un certain monde: il a eu peut-être l’ambition d’être traduit en français, et il a pensé qu’il trouverait bon accueil auprès des admirateurs de Fanny. C’est pour cela qu’il analyse si longuement le plaisir de la possession, c’est pour cela qu’il décrit avec tant de complaisance... — Point de détails, je vous prie, car, vous avez beau faire, il s’agit bien du poète, et de la femme qu’il a aimée autrefois, et de celle qui porte aujourd’hui son nom. « Les femmes des poètes, dit cavalièrement M. Prutz, doivent supporter bien des choses, bien des infractions à la morale commune. » Et il compare l’impétuosité de sa passion à l’essor de l’aigle qui va regarder le soleil. « Quand je reviendrai de ces régions brûlantes, je jetterai, — il parle à sa femme, — je jetterai en souriant dans ton sein les strophes dorées de mes chansons. »

Si le poème de M. Prutz n’était qu’un incident isolé, il suffirait de le siffler en passant. Il y a là, ce me semble, quelque chose de