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d’intéresser la foule. Ce qui manque à cette littérature, c’est bien moins le talent, après tout, que le talent bien dirigé. Ceux-ci sont timides et ne chantent qu’à demi-voix ; ceux-là, obéissant au premier caprice, oublient les principes de toute leur vie. On sent enfin que la tradition ne les guide plus, que la conscience publique ne les soutient pas, et il faut même qu’une voix s’élève du dehors pour leur faire entendre quelques accens du génie national.


II.

Les écrivains qui produisent leur pensée sous la forme du roman sont-ils mieux inspirés que les poètes lyriques ? Là aussi nous rencontrons bien des ouvriers sans mission ; le roman est devenu, comme la poésie lyrique, une sorte de chaire où chacun monte à son tour, et souvent même tous à la fois, pour faire des confidences à la foule ; mais la foule passe et n’écoute guère. À qui prêter l’oreille au milieu de ce bourdonnement ? Il y a le roman rêvé par l’étudiant amoureux, le roman conté par le voyageur qui revient de l’Australie, le roman imaginé par l’érudit dans la poussière de sa bibliothèque, le roman du philosophe, le roman du politique, le roman du piétiste. La chose la plus rare, c’est le roman du romancier, je veux dire de l’homme qui a vécu, observé, et qui, armé de principes sûrs, aime à peindre le tableau du monde.

On peut signaler néanmoins quelques chefs d’école ; M. Berthold Auerbach, qui obtint de si légitimes succès, il y a quinze ans, avec ses Histoires de Village dans la Forêt-Noire, est décidément le roi de son domaine. Si c’est une marque de force pour le talent que de se préparer des successeurs, on ne refusera pas à M. Auerbach la vigueur et la fécondité. Un esprit original, M. Otto Ludwig, vient de le suivre sur ce terrain des études populaires ; il a fait pour les vallées de la Thuringe ce que l’auteur d’Ivon le Séminariste et du Maître d’Ecole de Lauterbach a fait pour les villages du Schwarzwald[1]. Un autre conteur, venu de la Suisse allemande, M. Gottfried Keller, a donné un roman d’un titre bizarre, le Vert Henri (der Grüne Heinrich), et un recueil de récits, les Gens de Seldiwla, où brillent de véritables inspirations poétiques. M. Ludwig est vigoureux et pénétrant, M. Gottfried Keller est tendre et passionné ; ni l’un ni l’autre, à mon avis, n’enlève le sceptre à M. Berthold Auerbach, car ce qui relève ces tableaux de l’existence rustique, ce n’est pas seulement la précision des détails et la vérité des figures, c’est l’idéale inspiration du peintre. La philosophie morale de M. Ber-

  1. Thuringer Naturen, Charakter-und Sittenbilder in Erzaehlungen, von Otto Ludwig ; 1 vol. Francfort 1857.