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lire, à comparer, à peser dans une même balance, et trois hommes seulement pour une pareille tâche! Que vouliez-vous qu’ils fissent contre cinq cent soixante-cinq actes? Comme le jeune Horace, ils divisèrent l’ennemi. Après un premier triage, qui occupa les mois d’août, de septembre et d’octobre 1857, — le rapport des triumvirs est si scrupuleusement rédigé que de semaine en semaine on peut suivre leur travail, — il ne resta que dix-neuf tragédies entre lesquelles s’établit le débat. On commençait à respirer un peu. Un second assaut amena un second triage; neuf poètes seulement restèrent debout. Bientôt le chiffre se réduisit à quatre, puis à deux. Les deux drames qui survivaient à tant de morts étaient empruntés à l’histoire de l’antiquité; l’un s’appelait les Sabines, l’autre la Veuve d’Agis. Avant de prononcer le jugement suprême, il fallait soumettre les deux œuvres à l’épreuve de la scène. Les rôles furent distribués aux acteurs du théâtre royal de Munich; les commissaires eux-mêmes, en l’absence des auteurs, surveillèrent les répétitions, et la représentation publique eut lieu le 20 et le 28 mai 1858. Voilà certes un concours mené à bonne fin avec un scrupule et une libéralité exemplaires. Des experts de tous ordres étaient appelés en consultation : après les lecteurs les comédiens, après les comédiens le public. Enfin le tribunal rendit son arrêt : les Sabines avaient remporté le prix. C’était le 3 août 1857 que le jury s’était constitué; dans sa dernière séance, le 30 mai 1858, on décacheta les noms des vainqueurs. L’auteur des Sabines était M. Paul Heyse; la Veuve d’Agis, qui avait longtemps balancé la victoire, était l’œuvre de M. Guillaume Jordan.

Nous ne défendons pas au lecteur de sourire en voyant l’empressement des poètes, le scrupule des juges, la confiante bonhomie de ceux qui ont ouvert et surveillé ce concours. Souriez donc, si vous voulez, mais à une condition : c’est que vous reconnaîtrez ici un sentiment vrai de l’état de la poésie dramatique. Je ne sais pas si de tels concours produiront des chefs-d’œuvre, mais je sais qu’en les instituant on a proclamé l’insuffisance du théâtre allemand contemporain. J’aurais désiré qu’on fît plus encore. Ce n’est pas assez de provoquer les poètes et de les classer, il faut leur donner des conseils. Or le premier conseil à leur donner est celui-ci : Soyez de votre temps. Les vrais poètes sont des confidens et des consolateurs; soit que vous peigniez la société de nos jours, soit que vous mettiez en scène les événemens passés, n’oubliez pas que vous vous adressez aux hommes du XIXe siècle. Au lieu de donner cette statistique minutieuse sur les sujets traités par les concurrens, pourquoi M. de Schack, M. Geibel et M. de Sybel n’ont-ils pas caractérisé les inspirations diverses que révélaient tous ces poèmes? Pourquoi n’ont-ils