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à l’art, plein de sympathie pour ses confrères, et qui loue, avec excès souvent, ce qui lui paraît le fruit d’une inspiration virile. Hélas! les rôles ont bien changé; ces eaux marécageuses dont il faisait une peinture si vive, M. Marggraff y navigue pesamment aujourd’hui. Il s’est fait l’analyste patient des œuvres sans initiative et sans vie qu’il maudissait naguère. Ne lui demandez pas de choisir: il accueille tout, l’excellent et le médiocre, avec une banale indifférence. De temps à autre il élève plus hardiment la voix, son ancienne ardeur se réveille: vains efforts ! l’atmosphère du marais étouffe bien vite cette flamme légère, et nous retombons dans les ténèbres.

Nous ne voudrions pas blesser M. Hermann Marggraff en lui appliquant les images dont il se servait autrefois. M. Marggraff est un écrivain loyal, qui aimait les lettres, qui honorait sa profession et voulait la faire respecter. Nous le prions de s’interroger lui-même et de répondre à cette question : pourquoi les exigences généreuses de sa critique se sont-elles changées en une complaisance insipide? Est-ce découragement et ennui? est-ce absence de principes ou manque de liberté? On peut adresser la même demande aux rédacteurs de l’Europa et du Deutsches Museum. M. Gustave Kühne est un esprit judicieux et fin, M. Robert Prutz est une intelligence ardente; l’un et l’autre, ils ont pris part aux batailles littéraires qui ont suivi 1830, et l’on voyait que l’art d’écrire n’était pas pour eux une profession frivole. Pourquoi, lorsqu’ils disposent d’organes qui pourraient exercer une influence sérieuse, font-ils de la critique une causerie insignifiante? Quand ils parlent des productions nouvelles, ils font leur tâche comme l’artisan son métier : on dirait en vérité qu’ils tiennent un bureau d’enregistrement pour quelque grand commerce de librairie. Leurs comptes-rendus sont écrits avec élégance; vous n’y trouverez presque jamais une passion généreuse, le sentiment d’une cause à défendre, d’une victoire à gagner. M. Prutz signalait récemment le triste état des lettres, et il s’en consolait aussitôt par un motif bien inattendu sous la plume d’un écrivain. « Tant mieux ! disait M. Prutz. Si les lettres ont perdu en considération, c’est que le peuple allemand s’occupe de choses plus importantes. L’affaiblissement de l’esprit littéraire prouve que nous sommes mieux préparés pour l’action. « Quand de telles opinions se produisent, on voit assez quel est le désarroi de la critique. Nous n’insisterions pas de la sorte, s’il n’y avait point là de vrais talens dont le découragement nous attriste. Chaque fois que M. Hermann Marggraff, M. Gustave Kühne, M. Robert Prutz, détournent leur attention des lettres contemporaines pour s’occuper du passé, on sent qu’ils redeviennent libres; d’excellens travaux d’histoire littéraire ne peuvent remplacer cependant la vive et ferme discussion des œuvres du présent.