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même temps ces autres élus de la poésie populaire, ces vaillans outlaws, tels que les Boujor, les Basile, qui ont trouvé encore des émules même dans ces derniers temps. Le Scaunu hot’ Hor (chaire des voleurs), qui fut si souvent le théâtre de leurs conciliabules, est une clairière qui s’étend à l’angle d’une montagne entre Telega et Slani. De la terrasse, ainsi formée par la nature, Boujor et ses héritiers pouvaient surveiller tous les mouvemens de la potira (maréchaussée), et pour les y atteindre, il fallait user de quelque moyen merveilleux, comme ces balles d’argent que l’arnaute Léonti mit dans son tromblon pour tirer sur Codréan, invulnérable aux projectiles ordinaires.

Cependant les mœurs sauvages dont on retrouve encore les traces dans les chants populaires et dans la mémoire des montagnards ne seront bientôt plus qu’un souvenir. La civilisation occidentale rayonne des rives du Danube jusqu’aux plus lointaines vallées des Karpathes; mais cette civilisation n’a-t-elle pas elle-même ses périls, qu’un esprit vraiment prévoyant ne saurait envisager sans quelque souci? Il s’en faut qu’en Occident triomphent partout la justice, la liberté, la tolérance, une religion éclairée et ce progrès véritable, enfant légitime du travail, de la science, des habitudes réglées, du développement des facultés les plus élevées de l’âme. Les Roumains peuvent déjà constater parmi les Occidentaux bien des faits qu’il est impossible de mettre d’accord, bien des tendances dénuées de la plus vulgaire logique, bien des idées qui se contredisent d’une manière déplorable. Ne leur importe-t-il pas souverainement d’étudier avec une attention persévérante, avec une vigilance défiante les croyances et les institutions qu’on leur propose si souvent comme une règle infaillible? De vastes états, qui paient ordinairement au prix des plus grands sacrifices l’influence qu’ils exercent dans le monde, ne sont pas assurément destinés à servir de modèles à un pays dont l’avenir est nécessairement modeste, et dont les prétentions sont limitées par sa situation et par ses ressources. Quels que soient donc les exemples que la Roumanie veuille choisir en Occident, elle n’oubliera jamais que tout développement durable doit se rattacher au glorieux passé de la patrie, que les improvisations politiques sont condamnées d’avance à une précoce décadence, et que les petits peuples environnés de puissans voisins ne doivent confier leurs destinées qu’à des hommes dont les lumières, l’indépendance et le patriotisme ne sauraient être un moment contestés.


DORA D’ISTRIA.