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aimés, dont il était l’unique soutien, le généreux défenseur, le protecteur courageux, qu’il faut désormais se représenter Douglas Jerrold. On comprendra mieux alors pourquoi de ses œuvres les plus frivoles se dégage si souvent une moralité sérieuse, pourquoi les caprices de son imagination le ramènent si vite à de saisissantes réalités, pourquoi ses lèvres se crispent et ses dents se serrent tout à coup au milieu d’un éclat de rire jovial. Prenez garde! C’est là un homme, et c’est un poète. Il a souffert et il a pleuré. Vous attendez de lui qu’il vous égaie, et sa vie est à ce prix, sa vie dont tant d’autres dépendent. Il obéira donc, et parfois en frémissant; mais il aura sa revanche : ils auront aussi la leur, tous ces déshérités de la vie, parmi lesquels il se compte, et qu’à bon droit il traite en frères! N’attendez de lui aucune pitié pour les inégalités ou iniquités sociales dont il n’a pas seulement vu, mais dont il a senti le dur froissement. Dès son enfance, son enfance de comédien, il a porté sans plier le poids du préjugé méprisant et hostile. La hiérarchie des castes, la loi muette, plus terrible mille fois que celle des codes écrits, le refoulait aux derniers rangs, et ne lui a permis d’être « quelqu’un » que le jour où, tout enfant, il a offert sa vie au pays. Le lendemain, n’ayant plus besoin de sa vie, le pays l’a rejeté où il l’avait pris, c’est-à-dire à peu près dans la boue. Puis à cet enfant qui avait porté l’uniforme, à cet esprit précoce et cultivé qui se sentait des ailes, un travail de manœuvre a été prescrit sous peine de mort. Pur de toute faute, il a pu se croire condamné. Son cœur, sa raison, son intelligence, tout en lui gémissait à la fois. Jamais il n’oubliera ce supplice.


«... J’insiste sur ce sentiment de son cœur, nous dit son fils, et je voudrais le bien expliquer, parce que c’est la base fondamentale de son intelligence, le secret de l’emploi qu’il en a fait. Frapper sur les superbes qui oppriment les humbles, montrer le glaive des lois émoussé pour les premiers, affilé pour les seconds..., telle fut la mission qu’il se crut appelé à remplir. A ceci devaient être consacrés et sa féconde imagination, et son esprit de fine trempe, et sa gaieté enjouée, et ce fonds de poésie émue qui était, pour ainsi dire, le tuf de sa nature intellectuelle... Dans le drame, dans la comédie, dans le roman bourgeois ou le conte de fées, partout et toujours il voulut parler pour ceux qui n’ont pas voix au chapitre... »


Avocat volontaire de cette grande cause, il allait au-devant des censures et des calomnies. Tantôt à bon droit, tantôt sans raison ni loyauté, — lorsqu’il fut plus connu qu’il ne l’était à l’époque de ses débuts dramatiques, — on l’accusa d’amertume, d’injustice, d’aveuglement passionné, voire de grossièreté, de cynisme. Sa seule réponse à des imputations qui l’affectaient sans doute, mais qu’il