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pliquent non pas à l’état actuel des sociétés civilisées, mais à un état idéal, où régnerait d’une manière absolue la liberté économique. Or un pareil régime n’a jamais existé nulle part. Dans presque toutes les sociétés passées ou présentes, la distribution s’est effectuée ou s’effectue en vertu de systèmes mixtes[1] où prédomine, suivant les milieux politiques, tantôt un principe, tantôt l’autre.

Par cela même que cette combinaison de l’autorité et de la liberté est un de ces gros faits qui sautent aux yeux dès qu’on prend la peine d’y regarder, les économistes ont négligé de le constater scientifiquement : c’est une regrettable inadvertance. Il en est résulté que leurs théories ne s’harmonisent pas avec les réalités. L’érudit n’y trouve rien qui soit en rapport avec la constitution des peuples anciens. Les hommes engagés dans les luttes politiques, surtout ceux qui cherchent leur clientèle au sein des classes souffrantes, veulent-ils prendre conseil des économistes : ils trouvent dans leurs livres ces considérations idéales applicables à un régime de liberté parfaite qui n’a jamais existé, et comme ces livres ne disent pas comment il se fait que cette prétendue harmonie naturelle est si souvent faussée dans la pratique, comme ils ne montrent jamais la différence existant entre une liberté économique sincère et parfaite et le régime de liberté menteuse des sociétés actuelles, les avocats des classes souffrantes ne trouvent pas dans l’enseignement économique les solutions qu’ils y cherchent; ils le dédaignent comme un bavardage inutile et captieux à l’usage des endormeurs politiques. Ce malentendu a eu pour effet de rendre la science saine et désintéressée de Smith et de Bastiat suspecte aux classes populaires, et de les repousser vers les utopistes, qui n’hésitent jamais à offrir des remèdes pour tous les maux.

Lorsque la distribution des richesses sociales est effectuée ou fortement influencée par le pouvoir souverain, elle n’offre pas matière aux déductions scientifiques. Le propre de la science étant de fournir aux hommes les moyens de connaître et de prévoir, elle doit limiter ses opérations aux faits qui se rattachent à quelque grande loi naturelle et se reproduisent constamment. Si les actes des législateurs sont arbitraires, comment les coordonner? comment appliquer l’analyse et la synthèse à ces myriades de combinaisons po-

  1. On peut citer par exception des régimes où le principe d’autorité prévaut sans partage : telles ont dû être l’Inde et l’Egypte anciennes sous la loi des castes; tel a été l’empire des jésuites au Paraguay; telle serait nécessairement une organisation franchement communiste. L’autre mode admet des exceptions : même sous un système de liberté économique absolue, il y aurait certaines parties de la fortune publique qui devraient être réservées et distribuées en vertu d’actes émanant de l’autorité supérieure. La rémunération des services publics au moyen de l’impôt est nécessairement un fait de distribution par autorité.