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pétits sensuels, qui sont très vifs, produire pour combler les déficits du passé, produire pour développer la vitalité militaire, produire encore pour les grands et nobles travaux d’avenir. Ce nouvel état de choses est incompatible avec les principes d’autrefois : voilà pourquoi on verra les pièces diverses des vieux systèmes restrictifs éclater une à une, comme des machines usées et chétives à qui on demanderait un travail dépassant leur puissance.

Les économistes auront des services à rendre au milieu de ce mouvement. Leur intervention y serait d’une efficacité souveraine, s’ils avisaient aux moyens d’agir avec plus d’ensemble et d’autorité. Que manque-t-il pour cela? Ce n’est ni le zèle, ni le talent, ni ce que je pourrais appeler, en employant leur langue, la capitalisation des faits et des idées : il n’y a pas entre eux de dissentimens essentiels, de schismes caractérisés. Ne serait-il donc pas possible de faire, avec la précision et l’autorité de l’expérience collective, ce que M. Courcelle Seneuil a essayé isolément? S’accorder sur une méthode rigoureusement scientifique, arrêter un certain nombre de définitions essentielles, afin que tous les penseurs du monde civilisé pussent faire converger leurs travaux vers un même but; rattacher les solutions aux faits saillans et avérés de l’histoire. Et s’il est vrai que les peuples, constitués économiquement par l’autorité, tendent à faire prévaloir de plus en plus le système de distribution qui repose sur la propriété individuelle et la liberté, il faudrait signaler de toutes parts les obstacles à ce genre de progrès, ramener enfin l’immensité des travaux faits et à faire à un petit nombre de notions simples, de nature à être généralement comprises, sinon acceptées. Les nations européennes ne sont pas encore à bout d’épreuves et de changemens douloureux. Or les principes de la saine économie sont la seule base sur laquelle elles pourraient évoluer sans secousses violentes. Cela crée pour les économistes un grand devoir, et peut-être est-il à propos de leur rappeler un souvenir qui se rattache au patriarche de leur doctrine.

On était au fort des disputes entre la cour, le clergé et le parlement. Au milieu d’une discussion qui n’était pas sans portée, puisqu’elle avait lieu dans les salons de Mme de Pompadour, un homme d’état, grand partisan des solutions tranchantes, couronna son discours par ces mots : a C’est la hallebarde qui mène les royaumes. — Fort bien, dit Quesnay; mais il nous reste à savoir qui mène la hallebarde... » Et comme tous les regards, arrêtés sur le vieux docteur, semblaient l’inviter à compléter sa pensée : « La hallebarde même obéit à l’opinion, dit-il; c’est donc sur l’opinion qu’il faut agir.»


ANDRE COCHUT.