Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/583

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vêtus de mailles (mail-clad, in complète mail). M. Prescott savait pourtant mieux que personne que les Espagnols de Philippe II ne s’armaient pas comme les Normands de Guillaume ou les Anglais de Richard Cœur de Lion. Plus loin, c’est un roi qui paraît revêtu d’un manteau d’hermine. sans tache (spotless hermine). Qu’est-ce que de l’hermine sans tache? Pour quiconque n’a pas les connaissances d’un marchand fourreur, ce qui constitue l’hermine, ce sont précisément les taches noires tranchant sur le fond blanc de la fourrure. Voilà des critiques bien minutieuses sans doute; ces négligences passeraient inaperçues dans un auteur moins élégant que M. Prescott. Par contre, je voudrais, pour être juste, pouvoir citer une foule de passages où le lecteur, sous le charme d’un récit plein de vie et de mouvement, croit assister aux grandes scènes du XVIe siècle et les suit avec l’intérêt passionné d’un contemporain.

L’inconvénient inévitable d’une histoire de Philippe II, et qu’aucun talent ne saurait complètement pallier, vient de la grandeur même du sujet. Sans imposer à l’historien des règles dont le poète dramatique s’affranchit à présent, on voudrait qu’il trouvât un lien commun entre les épisodes qu’il doit raconter. Pour l’auteur comme pour le lecteur, c’est une bonne fortune que de rencontrer un de ces personnages qui dominent leur époque, et qui, de même que le protagoniste des tragédies antiques, est le centre de toutes les péripéties et tient sans cesse la scène occupée : ici, le théâtre est si grand, que l’acteur principal, quelle que soit sa taille, est nécessairement rapetissé. L’empire de Charles, il est vrai, était encore plus vaste que celui de son fils ; mais, grâce à sa prodigieuse activité, on le trouve partout où se passent de grandes choses. Il prend une part d’action considérable à tous les événemens de son époque, et il en est en quelque sorte l’âme qui lui imprime son mouvement. Avec une ambition non moins effrénée, Philippe n’aimait ni la guerre ni les aventures. Prudent à l’excès, il délibérait souvent lorsqu’il aurait dû agir. Dans une circonstance où Charles serait monté à cheval, Philippe écrivait vingt lettres, dont aucune peut-être ne contenait un ordre précis. Travailler était sa vie, mais trop souvent ce travail était stérile. Le maître d’un empire immense se perdait dans des détails d’administration et différait toujours à prendre un parti. Il hésitait encore plus pour autoriser ses lieutenans. Craignant de leur laisser trop d’initiative, il les accablait d’ordres minutieux; il les retenait dans les occasions; il les trahissait même, soit en les abusant de vaines espérances, soit en leur cachant ses véritables intentions. Philippe ne ressemblait à son père qu’en un seul point, la méfiance. Du moins Charles, qui était payé pour en avoir, savait la dissimuler et prendre au besoin un air de bonhomie et de franchise où la mul-