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bler fort étranges, car le respect pour les femmes fut de tout temps un des traits du caractère castillan. Branthôme et Cabrera content bien d’autres gentillesses de don Carlos. Un jour, mécontent de son cordonnier, qui lui avait fait des bottes trop étroites, il les lui fit manger, coupées en morceaux et fricassées. Le prince aimait les bottes larges, non du pied, car on ne dit pas qu’il eût des cors, mais la mode était aux bottes à tiges en forme d’entonnoir, et de plus il avait coutume de cacher dans les siennes une paire de pistolets, mauvaise habitude pour un homme si colérique.

Une fois il rossa son gouverneur, une autre fois il voulut jeter par la fenêtre son chambellan. Mécontent du cardinal Espinosa, président du conseil de Castille, qui venait de chasser de Madrid un acteur qu’il aimait, il prit au collet son éminence, et la main sur la poignée de sa dague : « Faquin, dit-il, vous osez vous en prendre à moi? Par la vie de mon père, je vais vous tuer! » Ses brutalités, ses polissonneries à la rigueur pourraient passer pour jeux de prince, j’entends de prince élevé comme pouvait l’être un fils de Philippe II, systématiquement entouré d’imbéciles ou de coquins subalternes intéressés à le corrompre. Don Carlos avait une vertu qu’il ne tenait pas de son père. Il était fort généreux. Il disait : « Qui est-ce qui donnera, si un prince ne donne pas? » Malheureusement ses bienfaits tombaient le plus souvent sur les compagnons de ses débauches.

Au milieu de la vie dissolue qu’il menait, il avait des velléités de se mêler des affaires publiques et s’irritait que son père ne l’admît pas à ses conseils. Tout prouve que Philippe II ne fit aucun effort sérieux pour le corriger; seulement il lui laissait voir clairement l’aversion que lui inspirait sa conduite. Il l’éloignait de lui et l’entourait d’espions. Enfant, don Carlos avait peur de son père; jeune homme, il le prit en haine. Seul il osait braver le despote tout-puissant, et même se moquer de lui. Branthôme, que je cite toujours, rapporte que don Carlos avait fait relier un gros livre de papier blanc auquel il mit ce titre : Grands et admirables voyages du roi don Philippe. Le texte portait : Allé de Madrid à l’Escurial, — de l’Escurial à Madrid, — de Madrid à Aranjuez, etc., « et ainsin de feuillet en feuillet en emplit le livre par telles inscriptions et escritures ridiculeuses, se mocquant ainsin du roy son père et de ses voyages et pourmenades qu’il faisoit en ses maisons de plaisance; ce que le roy sceut et en vist le livre, dont il en fust fort aigri contre luy. » Cette méchante plaisanterie du petit-fils de Charles-Quint aurait été bien plus dangereuse, s’il avait eu réellement du goût et de l’aptitude pour les affaires. Malheureusement il pensait, comme le gentilhomme de Molière, qu’un prince