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de Philippe II, ni du roman qui fait de don Carlos un rival de son père, et de celui-ci un autre Barbebleue empoisonnant son épouse innocente après son fils imprudent. M. Prescott a examiné cette tradition fort peu historique avec le soin minutieux qu’il apporte dans toutes ses recherches et l’attention parfois exagérée qu’il accorde à toutes les opinions. A tout ce lugubre drame il n’a pas trouvé le moindre fondement. Il est vrai qu’il avait été question de marier don Carlos à Elisabeth pour consolider la paix entre l’Espagne et la France; mais comme ce mariage n’aurait pu se conclure immédiatement, Elisabeth n’ayant que quatorze ans et don Carlos quelques mois de moins, les plénipotentiaires français furent les premiers, dit-on, à proposer que Philippe épousât la fille de Henri II. Philippe, qui venait d’essuyer un refus de la part d’Elisabeth d’Angleterre, charmé de lui prouver qu’il ne manquait pas de bons partis, se hâta d’accepter la main de la princesse française. Lorsqu’il l’épousa, elle avait quinze ans, et lui environ trente-deux. Il est très possible qu’en voyant sa charmante belle-mère, don Carlos ait regretté que la diplomatie l’eût trouvé trop jeune pour cimenter l’alliance entre les deux couronnes; mais on a vu qu’il se consola bien vite. S’il se montra reconnaissant de la bienveillance avec laquelle le traitait Elisabeth, s’il semblait l’excepter seule du mépris qu’il montrait pour les femmes, il est impossible de trouver dans leurs relations la moindre trace d’amour. Elisabeth voulait le retirer de la vie crapuleuse qu’il menait, et son projet était de le marier à sa sœur Marguerite de Valois. C’eût été un assez triste cadeau à lui faire. Ajoutons que M. Prescott a rassemblé les témoignages les plus nombreux et les plus authentiques pour prouver la confiance et l’affection qui jusqu’au dernier moment régnèrent entre Philippe et sa femme. J’en citerai un seul exemple, c’est la permission de paraître sans voile, contrairement à l’étiquette espagnole, qu’il avait donnée à Élisabeth[1]. La cour de la reine était toute française. Telle était la séduction exercée par cette jeune et belle princesse que l’austère Philippe II lui-même en subissait l’influence. On sait qu’elle mourut en couches quelques mois après don Carlos. Philippe déclara que c’était le coup le plus rigoureux qui l’eût encore frappé.

  1. Dona Juana, sœur de Philippe et veuve du prince de Portugal, régente d’Espagne pendant que son frère était en Angleterre, ne se montrait jamais à visage découvert. Les ambassadeurs étrangers s’étant plaints de cet usage, déclarant qu’il leur était impossible de savoir à qui ils avaient affaire, Juana, au commencement de l’audience, soulevait son voile (ou plutôt son manteau) et demandait à l’ambassadeur : « Suis-je bien la princesse? » et sur sa réponse affirmative se cachait soigneusement le visage. (Florez, Reynas Catolicas, t. II, p. 873.) On voit quelle avait été sur les Espagnols l’influence de la conquête musulmane.