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et leurs propos. Il ne parlait que par sentences. Malgré l’immobilité de sa pâle et sinistre figure, on reconnaissait facilement qu’il était mal à l’aise, et il sut mauvais gré à Deforgues de l’avoir réuni à des hommes qu’il feignait dès lors de considérer comme des patriotes suspects, comme des modérés, La conversation, pendant ce dîner, fut généralement contrainte. Le peu de paroles que prononça Robespierre révélaient ses prétentions au rôle d’homme d’état. Il parla des relations extérieures de la France, de la nécessité de les étendre, et d’un renouvellement d’alliance avec la Suisse. Il avait déjà fait sur ce dernier point quelques recherches dans les cartons du ministère, et M. Colchen, dont la division comprenait les affaires des cantons, s’était vu avec épouvante appelé un jour à lui donner des renseignemens.

Quelques semaines après le dîner où Robespierre avait ainsi rencontré Danton et ses amis, ceux-ci étaient arrêtés, et cinq jours plus tard tous ceux que j’ai nommés, à l’exception de Legendre, condamnés à mort par le tribunal révolutionnaire, portaient leur tête sur l’échafaud. Deforgues lui-même fut emprisonné, et le président du terrible tribunal, Hermann, chargé par intérim de la direction des affaires étrangères. Il n’en prit pourtant pas possession; mais, sur sa recommandation, on y appela un de ses amis, Buchot, maître d’école dans une petite ville du Jura. « Son ignorance, ses manières ignobles, sa stupidité surpassaient, dit M. Miot, tout ce que l’on peut imaginer... Les chefs de division avaient renoncé à venir travailler avec lui : il ne les voyait ni ne les demandait. On ne le trouvait jamais dans son cabinet, et quand il était indispensable de lui faire donner sa signature pour quelque légalisation,... il fallait aller la lui arracher au billard du café Hardy, où il passait habituellement ses journées. »

Trois mois s’écoulèrent ainsi. Cet étrange ministre, si nul pour les affaires, n’avait d’activité que pour seconder les fureurs du parti jacobin. Il dénonça comme modérés tous les employés principaux de son département, MM. Miot, Otto, Colchen, Reinhardt, et un matin il leur annonça avec un sourire infernal que le comité de sûreté générale venait de lancer contre eux un mandat d’arrêt, puis il sortit pour aller à la commune défendre la cause de Robespierre. Ce jour-là heureusement était le 9 thermidor. Quelques heures après, Robespierre lui-même était arrêté avec ses complices, et en trois jours une centaine d’entre eux, mis hors la loi aussi bien que leur chef, subissant à leur tour le sort qu’ils avaient fait souffrir à tant d’innocens, fermaient par leur supplice le règne de la terreur. Tel était pourtant le désordre de ces premiers momens de réaction que, le 10 thermidor, les agens du comité de sûreté générale se présentèrent au ministère des affaires étrangères pour arrêter M. Miot