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failli en mourir de rire, lui disait un ennuyeux conteur à la fin d’un long et lourd récit. — Pourquoi diable avez-vous failli ? lui demanda Jerrold, réprimant à grand’peine un bâillement. — Certain quêteur se présentait pour la dixième fois au nom d’un ami besoigneux : — Voyons, combien lui faut-il? — Oh! presque rien. Un quatre et deux zéros (400 livres) feront l’affaire. — A la bonne heure. Inscrivez-moi pour un des zéros. — Un jour qu’on discutait l’emplacement d’un nouveau club à créer, quelqu’un proposa de le bâtir près de Pall-Mall, dans le quartier de l’aristocratie. — Pas là, jeunes gens, pas là!... s’écria Jerrold. Nous y attraperions des... armoiries. — A propos, disait-il au trop fidèle Achate de quelque Énée fashionable, savez-vous qu’un tel (Énée) paie pour vous la taxe d’un chien? — Un autre jour, dans le feu d’une discussion qui menaçait de devenir trop vive, quelqu’un s’étant écrié : «Voyons, messieurs, je ne vous demande qu’un peu de bon sens... — Accordé! interrompit Jerrold, et maintenant vous manque-t-il encore autre chose? » Ce n’est pas là, il faut en convenir, l’idéal de notre atticisme, et ces saillies trop anglaises sont aux plaisanteries parisiennes ce que les comédies de Douglas Jerrold sont aux ingénieux vaudevilles dont Paris alimente l’univers. La grâce et la légèreté manquent à ces personnalités trop directes, véritables morsures de bull-dog; mais faut-il s’en étonner? Apprend-on à tourner un vau- deville en lisant Milton et la Bible? Se forme-t-on à l’escrime légère des causeries de salon en étudiant Shakspeare et Worsdworth?

Douglas Jerrold continuait, malgré le découragement qui peu à peu le gagnait, son emprise en faveur du drame national anglais. Il y mettait le même zèle obstiné que l’acteur Macready déployait pour rendre sa popularité à Shakspeare. Les deux tentatives devaient également échouer, incomprises et mal secondées : grand sujet de récriminations que se renvoient encore aujourd’hui les auteurs et les comédiens, sans parler du public, dont les uns et les autres médisent très volontiers, et des mauvaises lois qui régissent chez nos voisins la propriété littéraire. Le 26 avril 1845, une comédie intitulée le Temps fait des miracles (Time works wonders) avait obtenu à Hay-Market un succès notable, et au dire de Charles Dickens[1] c’était, sans comparaison, le chef-d’œuvre de l’auteur. Cinq ans s’écoulèrent cependant avant que celui-ci se décidât à risquer une nouvelle bataille. Une comédie en cinq actes, the Catspaw, fut jouée en 1850. Dans l’intervalle, Douglas Jerrold s’était consacré tout entier au journalisme. Son active collaboration au Punch, son Shilling Magazine (1846) et le Weekly Newspaper, qui

  1. Lettre de Dickens à Douglas Jerrold, citée dans la biographie de ce dernier, p. 169 et 170. Voyez, sur cette comédie, la Revue du 15 décembre 1846.