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pable Pichegru, s’étant donné la mort dans sa prison, on raconta, et beaucoup de personnes crurent, contre toute vraisemblance, que le gouvernement l’avait fait assassiner pour cacher les traces de la torture, à laquelle, disait-on, il avait été soumis. La mort d’un officier anglais, le capitaine Wright, détenu comme prisonnier d’état, fut interprétée de la même manière. On croyait entrer dans un nouveau régime de terreur. C’était une exagération, et lorsque la suite des faits eut prouvé qu’en cela on s’était trompé, on parut, par un de ces retours si fréquens en France, oublier l’acte odieux dont on avait d’abord tiré des conséquences si extrêmes. Le premier consul, en immolant le duc d’Enghien, avait sans doute porté à sa propre gloire une irréparable atteinte; mais, au bout de quelques semaines, la France n’était plus occupée que des préparatifs de la création du régime impérial, qui allait succéder à la république.

Bonaparte avait fini par comprendre que l’hérédité était une base nécessaire de la monarchie, et que c’était même le seul moyen de la faire accepter avec faveur par l’opinion, qui cherchait avant tout un principe de stabilité et de durée. Modifiant alors son premier plan, mais fidèle au sentiment de défiance égoïste qui l’avait inspiré, il imagina un nouveau système qui, écartant ses frères de la succession, consistait à désigner un enfant comme héritier de l’empire. Ici encore il faut citer textuellement M. Miot.


« Le premier consul, dit-il, fit une démarche dont le but était de reconnaître par lui-même jusqu’à quel point il pouvait, avec quelque probabilité de succès, tenter l’exécution du plan dont j’ai parlé plus haut... Je vais rendre compte des détails de cette singulière démarche, presque généralement ignorée, tels qu’ils nous ont été communiqués, à Rœderer, à Girardin et à moi, par Joseph Bonaparte. Dans ce récit, que j’écrivis le soir même du jour où la confidence nous fut faite,... on trouvera une peinture... fidèle des passions qui animaient les personnes intéressées... Voici donc ce que Joseph Bonaparte nous raconta d’une conversation qu’il avait eue dans la matinée avec son frère Louis... Le premier consul s’était rendu la veille avec sa femme chez Louis Bonaparte. Il était venu en grand apparat... Louis ne s’était pas trouvé chez lui quand son frère y arriva, et n’était rentré qu’au moment où celui-ci se préparait à partir. Il fut étonné de cette visite extraordinaire et de l’éclat qu’on paraissait avoir voulu y mettre. Le premier consul avait l’air froid et embarrassé; mais sa femme, ayant pris Louis à part, lui fit entendre, par une suite de demi-mots, qu’on était venu pour lui communiquer un grand projet, et qu’il s’agissait d’être homme dans de telles circonstances. Après cet exorde préparatoire, elle lui annonça d’abord qu’on avait rédigé une loi sur l’hérédité. Elle ajouta ensuite que, lorsqu’une loi était faite, il fallait bien s’y conformer, et que lui, plus que tout autre, y trouverait de grands avantages, que, suivant les dispositions de cette loi, le droit de succession ne serait conféré qu’aux membres de la famille dont l’âge serait au moins de seize ans au-dessous de celui du premier consul,