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je l’ignore. En tout cas, sachez le faire causer et amenez-le à vous raconter ses aventures; elles sont fort simples au fond malgré leur étrangeté extérieure, et il saura mieux vous les dire que moi.

Je suivis ce conseil; j’oubliai pendant quelque temps Fra-Angelico et Andrea del Sarto pour ne plus m’occuper que de Fabio; je passais une partie de mes journées avec lui; le vieux Giovanni lui-même semblait m’avoir pris en amitié. Je me mis en frais de coquetteries sans cesse renouvelées avec Fabio, et je fais grâce au lecteur de toute la diplomatie que je déployai pour arriver à mériter sa confiance. Un matin enfin, sous les arbres de la villa, il me fit le récit suivant :

— Je suis, me dit-il, le chevalier Fabio Macsarpi des comtes Caprileone; j’ai un nom qui fut toujours dignement porté en Italie, un grand patrimoine, une instruction que beaucoup trouveraient suffisante, et je serais heureux si je ne me savais atteint d’une maladie qui est peut-être incurable. Le monde est fait de telle sorte qu’il ne croit qu’à ce qu’il voit et qu’il traite de fous ceux qui ressentent des impressions qui lui sont étrangères. J’étais fils unique, et l’année même où je naquis, mon père et ma mère furent emportés par la mort; je n’avais plus d’autres parens qu’une tante qui habitait la petite ville de Brindisi, et mon aïeul maternel, qui prit soin de moi. J’ai entendu dire bien des choses sur ce vieillard qui, pendant sa jeunesse, fut lié avec les principaux illuminés de son époque. J’avais cinq ans lorsqu’il mourut, et je me rappelle confusément, et non sans un certain sentiment de terreur, cet homme à cheveux blancs assis dans un vaste fauteuil de cuir, près d’une table chargée de livres pleins de figures extraordinaires qu’il feuilletait sans cesse. Il était fort doux pour moi, souriait de ma pétulance, et restait quelquefois des heures entières à me contempler en murmurant tout bas des mots que je ne comprenais pas. On m’a raconté que, lorsque, abattu par l’âge, il sentit la vie lui échapper, il me prit dans ses bras, me passa la main sur les yeux avec des gestes étranges, prononça sur moi de mystérieuses paroles dont nul ne put expliquer le sens, et que, me remettant à son secrétaire Giovanni, il lui fit jurer de ne jamais me quitter.

— Par la lampe de Trismégiste! par le manteau d’Apollonius! par le bâton des patriarches ! lui dit-il, il est doué du don de voir; il sera ton maître comme j’ai été le tien. Veille sur lui, il est le dernier de ceux qui savent, et si un malheur le frappait, notre race, qui vient de la vieille Écosse, disparaîtrait tout entière.

De ce jour, j’eus pour me servir et diriger mon enfance un esclave intelligent, attentif et dévoué comme on n’en rencontre guère que dans les contes des Mille et une Nuits. Ce vieux Giovanni, que vous connaissez, fut pour moi un être spécial, une sorte de créature in-