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guère de raison valable pour prolonger mon séjour à Brindisi, mais les prétextes ne me manquaient pas : héritage à recueillir, propriétés à administrer, besoin de repos après de vives émotions, j’invoquai tour à tour ces différens motifs pour expliquer aux autres ma retraite dans une ennuyeuse petite ville de province. Du reste, on ne me demandait rien; les biens de ma tante ajoutés à ma fortune faisaient de moi le plus important propriétaire de la terre d’Otrante; j’étais devenu une sorte de petit personnage à Brindisi; les fantaisies d’un homme riche sont toujours respectées, et mes soirées du mercredi étaient assidûment fréquentées par les jeunes gens de la ville.

Ma tante était morte depuis quelques mois déjà, lorsque j’eus une joie véritable en recevant une lettre de Lélio. « Ouvre tes bras bien grands, m’écrivait-il, car voilà que je t’arrive. Mes études sont terminées, je sais mon métier; il s’agit, à cette heure, de faire de l’art. J’ai besoin de retraite, la campagne de Rome est trop belle, les Romaines sont trop faciles, et la vie est trop chère dans la ville éternelle. As-tu là-bas un grenier, une grange, une masure ou un palais dont je puisse faire un atelier? J’ai hâte d’être au travail, seul, près de toi, loin du bruit; je ne veux revenir à Rome qu’avec une œuvre faite; je rêve à une Judith de haute tournure; un jour que tu seras mal peigné, tu poseras pour la tête d’Holopherne! »

Je fis jeter bas quelques cloisons, ouvrir des jours dans une maison que je possédais aux portes de la ville, et lorsque, trois semaines après sa lettre, Lélio arriva, il trouva un atelier convenable prêt à le recevoir. Nous reprîmes notre bonne vie en commun ainsi que par le passé, mangeant ensemble, causant à cœur ouvert, nous racontant nos pensées les plus secrètes, parlant des jours de notre première jeunesse et conjuguant le verbe se souvenir, qui est peut-être le plus attrayant de tous. Lélio avait une nature absolument opposée à la mienne, et c’est pour cela sans doute que je l’aimais; l’homme est, à son insu même, toujours poussé à se compléter, et par cette raison il recherche plus souvent son contraire que son semblable. Il n’avait aucun de mes troubles, car son insouciance naturelle entretenait chez lui une constante égalité d’humeur; il ne regrettait pas le passé, savait toujours s’accommoder du présent et ne s’inquiétait jamais de l’avenir. Il avait dans l’esprit une gaieté résistante et un fonds de drôlerie qu’avait développé encore son existence mêlée aux artistes et à tous les indépendans de la vie. Il plut beaucoup à Annunziata, et le vieux Spadicelli le trouva charmant.

— Chevalier, quand ces deux fous feront trop de bruit ensemble, me dit-il en me montrant sa femme et Lélio, venez me voir, je vous apprendrai la conchyliologie, ce vous sera une bonne ressource pour vos vieux jours.