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vrier éclatait en France, mettant en cause un principe inapplicable en Piémont, celui du suffrage universel. Au milieu d’une effervescence qui allait croissant, livrés à des doutes presque insolubles sur la statistique des diverses provinces, obligés de suppléer au silence de la notification royale, qui ne donnait aux droits électoraux d’autre base que le cens, les membres de la commission s’acquittèrent de leur tâche avec un rare bonheur, puisque la loi qu’ils rédigèrent n’a subi jusqu’à ce jour que des modifications sans importance. Le point fondamental de tout système constitutionnel étant ainsi fixé, Balbo, sur l’ordre du roi, procéda à la formation du nouveau ministère. Les difficultés de la situation alarmaient quelques-uns des hommes de bien appelés par le roi à ce poste difficile; les scrupules politiques l’emportaient chez eux sur l’ambition d’inaugurer en Piémont la monarchie représentative. Le portefeuille de l’intérieur surtout était une charge redoutable qui faisait reculer les plus intrépides. César Balbo parvint cependant à réunir autour de lui des hommes investis de la confiance publique : le comte Sclopis, le général Franzini, le comte de Revel, le chevalier des Ambrois, le chevalier Buoncompagni, le marquis Pareto. Le comte Balbo avait la présidence du conseil. Le programme ministériel, daté du 15 mars 1848, fut le suivant : « Préparatifs de guerre sans provocations contre l’Autriche, alliance avec l’Angleterre et reconnaissance des nouveaux gouvernemens européens d’accord avec elle, alliance avec les états constitutionnels italiens sous la condition résolutoire qu’ils ne provoqueront pas de prise d’armes. » Le peuple piémontais répondait à ces vues avec une confiance sans limites. Nobles, bourgeois, peuple, prêtres, soldats, tous s’unissaient dans cet enthousiasme sérieux particulier aux races subalpines. La nation piémontaise n’avait réellement qu’une âme à cette heure-là. Une seule haine lui restait, celle de l’étranger, et cette haine, exaspérée par des affronts longtemps subis, s’éveillait de toutes parts, jusqu’au fond des plus humbles villages[1].

  1. « Quelle récompense pour César Balbo, — a dit à ce propos M. Ricotti, son collègue à la commission électorale, puis son historien,-— quelle récompense pour lui, après tant de travaux et de déceptions, d’être au milieu de ce splendide réveil le chef du premier cabinet constitutionnel du Piémont, et de proclamer le premier, aux applaudissemens de toute l’Italie, le droit à l’indépendance! » Lorsque, seul avec quelques amis, il pouvait donner un libre cours aux sentimens dont son cœur était plein, Balbo se livrait à des accès de joie qui tenaient parfois du délire. Il lui semblait que la tâche de toute sa vie était accomplie, qu’un succès durable la couronnait, que le pape enfin était converti pour toujours. Il se répétait à lui-même ces paroles qu’on trouve dans une de ses lettres familières écrite lors des premières réformes de Pie IX, et qui sont aujourd’hui tristes et touchantes à lire : « Il en est qui disent que Pie IX fait fausse route, et qu’avant un an tous, pape et sujets, seront mécontens les uns des autres. Nous verrons. Si cela arrive, je donne gain de cause aux amateurs les plus enragés de la sévérité, du segretume, des antiquailles, et de l’ignorance forcée dans le peuple... On ne peut dire le désappointement, la fureur des amis du bon vieux temps. — Patience pour le roi de Sardaigne! disent-ils : s’il veut se perdre, libre à lui de le faire ; mais le pape ! le saint-père ! accorder la liberté de la presse, en autoriser la licence! (C’est ainsi qu’ils appellent toute concession.) Où allons-nous? où sommes-nous déjà arrivés? O temps! ô mœurs! etc.. C’est pourtant ainsi qu’on agit lorsqu’on est un homme consistant et conséquent avec soi-même, lorsqu’on a des principes arrêtés de véritable charité évangélique, de cette vaste et large charité de saint Paul, qui elle aussi, — que dis-je? — qui, elle seule, est un vrai libéralisme. »