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Or de l’avis de tous, certes la figure de Méphistophélès n’a aucun relief dans l’œuvre de M. Gounod. Le compositeur n’a pu dessiner en quelques traits vigoureux ce personnage étrange, moitié sophiste et moitié démon, que Spohr lui-même n’a pas mieux réussi. Nous devons en dire autant de toute la partie fantastique et surnaturelle, de la nuit de Walpurgis, de la scène de la prison et de l’apothéose finale, qui nous semblent à peu près manquées et dépourvues de caractère. À vrai dire, M. Gounod a fait une œuvre éminemment distinguée à côté de celle dont il s’est inspiré ; mais le musicien ne s’est point emparé de la vaste conception du poète allemand : il n’a point assez réussi à s’approprier la donnée épique de Goethe pour rendre toute tentative nouvelle impossible. Il a fallu une révolution musicale, complément d’une grande révolution politique, pour qu’un génie comme Rossini osât loucher au Barbier de Séville et détrôner l’œuvre du vieux Paisiello, qui n’est pas oubliée des amateurs. On ne refera jamais la musique des Nozze di Figaro ni le Don Juan de Mozart, pas plus que le Freyschütz et Robert le Diable. On pourra revenir au sujet de Faust, mais en tenant grand compte de la partition de M. Gounod, qui renferme des parties exquises.

L’exécution de l’opéra de Faust est assez bonne au Théâtre-Lyrique, surtout les chœurs, qui sont les meilleurs de Paris, et l’orchestre, Mme Miolan-Carvalho a révélé dans le rôle de Marguerite des qualités de comédienne qu’on ne lui connaissait pas jusqu’ici. Elle a composé ce caractère de jeune fille, blonde comme les blés, avec un mélange de grâce, de finesse et de naturel, qualités qui semblent s’exclure. Elle chante à ravir toutes les parties délicates de la musique que lui a confiée M. Gounod, et il n’y a que dans la scène de l’église que l’éminente cantatrice laisse apercevoir un peu de fatigue dans son frêle organe. M. Barbot fait tout ce qu’il peut dans le personnage de Faust pour se faire pardonner sa mauvaise voix de ténor et son accent toulousain. Pourquoi n’avoir pas confié ce rôle à M. Michot, dont la belle voix devrait être depuis longtemps à l’Opéra, ne fût-ce que pour doubler, comme on dit dans les coulisses, M. Gueymard ? Quant à M. Balanqué, il supplée par l’intelligence à tout ce qui lui manque pour rendre le personnage complexe et difficile de Méphistophélès. Le spectacle est magnifique, et suffirait seul pour attirer la foule à un théâtre qui mérite les encouragemens de la critique par les efforts qu’il fait depuis huit ans pour populariser les chefs-d’œuvre sans négliger l’art contemporain. Ne doit-on pas quelque reconnaissance à l’administration intelligente et zélée qui a fait entendre successivement à la nouvelle génération Oberon, le Freyschütz, Euryanthe, Preciosa, les Noces de Figaro, et qui nous fait espérer le Mariage secret de Cimarosa, l’Enlèvement du Sérail de Mozart ?

Quel que soit le succès de l’opéra de Faust, cette œuvre, remarquable à plus d’un titre, contribuera à étendre et à consolider la réputation de M. Gounod. S’il n’était pas toujours un peu téméraire de chercher à deviner quel sera l’avenir d’un artiste, nous serions disposé à croire que, par l’élégance et la pureté du style, par la sobriété de coloris et par le goût parfait qu’on remarque dans son instrumentation, par la finesse des détails et le choix heureux de ses harmonies, non moins que par la pénurie et l’effacement des idées fondamentales, c’est-à-dire des mélodies, M. Gounod est peut--