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à mener sa yole, dit le mousse en rabattant son bonnet de laine sur ses oreilles.

— Il faut avoir bonne envie de faire une promenade en mer avant déjeuner pour louvoyer dans une pirogue avec ce vent-là, répondit Jean-Marie... Tout gentilhomme qu’il est, il pourrait bien faire un trou dans l’eau ; ce serait dommage... Il est riche, ce monsieur, il est heureux!... Passe-moi le pain, mousse; il est temps de manger un morceau...

Jean-Marie enfonçait son couteau dans le pain, et la Victorine, dépassant l’extrémité du môle, se heurtait aux grosses vagues venant du large, lorsque la yole, qui voltigeait autour du sloop comme une mouette, reçut par le flanc une lame trop forte pour elle. La voile, rejetée contre le mât, empêcha l’action du gouvernail, et l’esquif, abattu sur le côté, se remplit d’eau en une seconde. Celui qui le montait voulut se jeter à la nage; son bras était embarrassé dans un cordage; il se débattait avec désespoir sous les flots qui le couvraient à grand bruit, poussés par le vent et courant toujours, comme des chevaux effarés qui foulent aux pieds le corps d’un voyageur gisant dans la plaine.

— Mousse, s’écria Jean-Marie, prends la barre et serre le vent... Si c’était donc moi qui suis dans la peine et qui vis dans la misère,... autant vaudrait périr !... Mais ce jeune homme-là, ce serait pitié... — Parlant ainsi, il se jeta résolument à la mer avec l’insouciante hardiesse que donne le mépris de l’existence. D’un bras vigoureux, nageant vers le jeune homme qui perdait ses forces, il avançait lentement, ballotté par les vagues impétueuses. Chaque fois qu’un flot couvrait sa tête, il éprouvait la tentation de plonger et de mettre un terme à son chagrin. Le bruissement de la mer bourdonnant à ses oreilles l’étourdissait par instans; il fermait les yeux, il se sentait prêt à s’assoupir au milieu de l’élément perfide qui le berçait en l’entraînant. L’abîme ouvert sous lui l’attirait comme ces gouffres béans dans lesquels on roule en rêvant sans jamais en trouver le fond. A peine cependant toucha-t-il le bras de celui qu’il venait sauver, que le sentiment de la réalité se réveilla en lui. Dans ses membres robustes abondait la vie qui allait quitter cet autre corps submergé; il le saisit vigoureusement, le soutint sur son épaule, l’éleva au-dessus de l’eau, et le conduisit vers un canot qui arrivait à son secours.

Au moment où le jeune homme à demi mort fut déposé dans le canot, un immense cri de joie s’éleva du quai et de la jetée, où la foule s’était assemblée. — Bravo, Jean-Marie, bravo!... — Et l’on applaudissait. De chaleureuses acclamations saluaient le pauvre marin que de méprisans sourires avaient accueilli la veille. Celui-ci