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fringant dans mon temps à bord de la frégate, et j’avais peut-être aussi bonne mine que son cousin Luc, un gringalet noir comme mon chapeau, qui fait friser sa barbe à force de pommade!...

Raisonnant ainsi, Jean-Marie Domeneuc donna un coup de pied sur le bord de son petit navire, se croisa les bras, et regarda d’un air mélancolique les gros navires qui passaient à l’horizon, toutes voiles dehors.


III.

Le lendemain, la comtesse de R... et son fils se promenaient sur le Sillon; on nomme ainsi la digue solidement construite qui relie à la terre ferme l’îlot sur lequel Saint-Malo a été bâti. Ils aperçurent, amarrée à la cale au fond du port, une jolie bisquine : une affiche apposée à la proue annonçait que le navire devait être adjugé le jour même, en vente publique, au plus offrant et dernier enchérisseur.

— Si nous achetions ce petit bâtiment? dit le vicomte à sa mère, ce serait là un joli cadeau à faire au brave homme qui m’a sauvé la vie !...

— L’idée est excellente, répondit la comtesse; elle me sourit d’autant plus que je cherchais vainement comment nous pourrions nous acquitter envers lui.

A l’heure dite, le jeune gentilhomme arrivait au lieu où la bisquine se trouvait amarrée. Il poussa vivement les enchères et resta acquéreur du petit bâtiment, à la stupéfaction évidente de ceux qui avaient cherché à le lui disputer. — Quel nom écrirai-je? demanda le courtier chargé de la vente. — Jean-Marie Domeneuc, répondit le jeune homme. — Et il alla rejoindre sa mère, heureux du marché qu’il venait de conclure. A plusieurs reprises il fit une promenade au bout de la jetée pour voir s’il n’apercevrait point à l’horizon le sloop de Jean-Marie cinglant vers Saint-Malo. Le vent ne soufflait guère ce jour-là; il était nuit lorsque la Victorine, poussée par le flot, vint prendre au bas de la cale sa place accoutumée. Le patron put, avec l’aide de son mousse, serrer ses voiles et tout ranger à bord sans avoir à subir les regards indiscrets des gens sans ouvrage et des oisifs de toute sorte qui se plaisent dans leur désœuvrement à regarder travailler les autres.

Sa besogne terminée, Jean-Marie mit sa veste sous le bras et marcha le long des quais. Son regard se portait sur les grands navires en armement dont les mâts élancés se perdaient dans l’obscurité de la nuit. Il y en avait là de fort beaux, dont les grosses chaînes s’enroulaient autour des bornes de granit, et qui semblaient, dans