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— Vous me garderez avec vous, n’est-ce pas?

— Oui, mon petit gars, et je te donnerai des appointemens. L’enfant tout joyeux eut bientôt transporté ses effets sur la bisquine; il se hâta d’en prendre possession et de s’y installer comme s’il eût été chez lui. Jean-Marie appréciait à sa valeur le présent qui lui était fait; cependant il ne renonçait point sans regret à ses projets d’éloignement. Quand on a rêvé un départ, il est toujours triste de rester. Ce ne fut pas non plus sans un serrement de cœur qu’il se défit de son vieux sloop. La pauvre barque fut vendue pour être dépecée, et lorsque ses bordages déchirés laissèrent à nu le dedans de la carène, Jean-Marie se détourna, les larmes aux yeux, comme le laboureur qui pleure en voyant abattre le cheval fourbu qu’il a si longtemps attelé à sa charrue.

Cependant sa position se trouvait beaucoup améliorée, et lorsque Jean-Marie reçut la médaille promise comme récompense de son généreux dévouement, il put l’accrocher sur une belle veste neuve presque aussi longue qu’une lévite. Victorine, la fille du préposé, daignait lui sourire quand elle le rencontrait sur les quais de Saint-Malo, depuis qu’il avait pris rang parmi les maîtres au petit cabotage. Ces sourires bienveillans ne laissaient pas de flatter Jean-Marie; mais il remarquait avec tristesse que cette jeune fille, dont la présence lui causait autant d’embarras que de joie, n’éprouvait pas à sa vue la moindre émotion. Il n’était pour elle qu’une vieille connaissance, dont elle réclamait les services à l’occasion; aussi, n’osant faire peindre cette fois à l’arrière de sa bisquine le nom de Victorine, il lui laissa celui de Coquette, qu’elle portait auparavant.

Durant toute la belle saison, la Coquette navigua le long de la côte sous le commandement de maître Domeneuc. Vers la fin d’octobre, comme celui-ci allait mettre à la voile pour retourner à son village natal, la belle Victorine, pressée d’aller rejoindre son père, vint lui demander de la prendre à bord de la bisquine. Cette fois Jean-Marie eut envie de refuser. — J’ai beau la mener et la ramener, pensait-il, elle ne s’occupe guère de moi !.. Mais si je lui dis non, elle me fera la moue, elle ne me regardera plus, et j’aurai honte de passer devant elle...

Il ne rejeta donc point la demande de la jeune fille. Celle-ci monta à bord avec tant de grâce et de légèreté, elle était si coquettement mise et riait de si bonne humeur, que le pauvre Jean-Marie sentit son cœur bondir. Il largua ses voiles comme s’il eût enlevé celle qui se confiait à sa protection en toute sûreté de conscience. Le temps était doux, la brise légère et la mer tranquille. Dans les derniers beaux jours et à la veille des coups de vent, il y a de ces instans pleins de calme et d’une sérénité si complète qu’on ne sait