Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/789

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si c’est le printemps qui vient ou l’été qui s’en va. Comme les beaux temps règnent depuis bien des mois, on ne s’attend pas à les voir finir; l’Océan, qui n’est plus battu par les tempêtes, semble s’être endormi pour toujours et avoir perdu l’habitude de ses colères impétueuses. Le mousse, assis à la proue, chantait gaiement; le matelot qui l’aidait dans le service des voiles se promenait dans l’étroit espace compris entre les deux mâts. A l’arrière, la main sur la barre, trônait le patron Jean-Marie, et à ses côtés se tenait la belle Victorine debout, le bras passé autour d’un cordage.

— En vérité, dit la jeune fille en jetant un coup d’œil sur les rochers couronnés de verdure qui bordent le cours de la Rance, c’est un joli métier que celui de marin.

— Il y a des jours, répliqua Jean-Marie; vous n’étiez pas de cet avis-là l’autre fois...

— Dame ! votre petit sloop ne valait pas le navire qui nous porte; cette bisquine est propre, fraîche, et vous avez bien raison de l’appeler la Coquette. Ce que c’est pourtant que d’être courageux et de faire une bonne action ! On dit que vous avez été mis sur les journaux à l’occasion de votre médaille... Cela ne m’étonne pas de vous. Dans votre jeunesse, vous exposiez votre vie rien que pour me dénicher des nids de goélands; vous en souvenez-vous, Jean-Marie?

— Si je m’en souviens! répliqua le marin; mais je croyais que vous l’aviez oublié...

— Oh ! que non, reprit la jeune fille; on n’oublie jamais ces jours heureux de l’enfance! C’est le bel âge, voyez-vous; plus tard on a des peines, des inquiétudes... Vous autres hommes, vous courez les mers, vous travaillez jour et nuit, il ne vous reste guère de temps pour rêver; mais nous, pauvres filles, qui demeurons toujours à la même place, nous avons des pensées qui nous obsèdent... et qu’il faut cacher. Eh bien ! quand je suis tourmentée, je regarde ces chapelets d’œufs de goélands à moitié brisés, et je songe au temps où vous me les apportiez...

Parlant ainsi, Victorine appuyait sa main sur l’épaule de Jean-Marie. Celui-ci levait ses grands yeux bleus sur la jeune fille, tout surpris de sa confiante familiarité; il eut comme un moment d’extase pendant lequel il laissa échapper la barre du gouvernail; les voiles de la bisquine se mirent à battre le long du mât, et le mousse faillit être renversé à la mer. Au cri qu’il poussa, le patron, par un mouvement rapide, fit reprendre au petit navire son aire de vent et baissa la tête en rougissant.

— Tenez, reprit vivement Victorine, voilà un navire qui se montre à la pointe du cap Fréhel; est-ce une goélette?