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— Ma vue se trouble, je ne puis rien voir!... Mon père, êtes-vous sûr que ce soit elle?... Non, non, ce n’est là qu’un petit bateau, une barque dépêche... Ah! Jean-Marie, voyons, parlez franchement...

— C’est une goélette qui est en détresse, qui a ses mâts brisés, qui flotte au hasard avec un lambeau de voile, répondit le marin ; et si la Malouine a un liston rouge, je réponds que c’est elle!...

À cette déclaration si formelle, Victorine demeura interdite. — Mon Dieu! mon Dieu! dit-elle en se laissant tomber sur une pointe de rocher, et elle se mit à verser un torrent de larmes, tandis que les enfans l’entouraient et la regardaient d’un air hébété, tout surpris de voir pleurer une si grande fille. Son père s’approcha d’elle et voulut l’entraîner vers sa maison; elle résista à ses instances et continua de gémir.

— Les pilotes laisseront-ils périr ces braves gens-là sans rien tenter pour les sauver? demanda-t-elle enfin.

— Avec ce temps-là, tu vois bien que les pilotes ne pourraient les joindre, lui répondit son père.

— Vous ne connaissez pas assez ces choses de la mer, reprit vivement la jeune fille; je veux questionner Jean-Marie... Où est-il?

— Il est descendu sur la plage; il est retourné à sa bisquine.

— Eh bien ! allons le trouver.

Parlant ainsi, Victorine prit le bras de son père, et ils descendirent rapidement la rampe qui mène au fond de la baie. À ce moment-là, Jean-Marie, seul avec son mousse, frottait le pont du petit navire, non sans jeter à la dérobée un regard d’anxiété sur la goélette, que la mer furieuse ballottait en tous sens. Victorine, s’approchant de lui aussi près qu’elle le put, lui demanda d’une voix tremblante :

— Est-il vrai que les pilotes ont le vent contraire, et qu’ils ne peuvent aller au secours de la goélette ?

— Parbleu!... c’est bien facile à voir... A peine s’ils pourraient l’atteindre en partant d’ici... Dame! c’est quelquefois un vilain métier que celui de marin.

— Ah! Jean-Marie, quelle parole avez-vous dite là?... C’est un beau métier que de secourir ses semblables !

À cette parole, Jean-Marie tressaillit. Il y avait au fond de son cœur une voix qui lui disait : Si la goélette périt, tant mieux pour toi, il ne sera plus question du cousin Luc ! — Et puis une autre voix se faisait entendre, qui répétait : Sauve-le, sauve-le, quand même il serait ton ennemi !

— Il y a donc des gens dont c’est le métier de périr pour les autres? dit Jean-Marie en levant sur Victorine un regard sérieux.