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l’œil hagard, le teint hâve, les pieds nus, la tête au vent, essayait vainement de se faire entendre; le mugissement des vagues couvrait le son de sa voix affaiblie. Enfin, par un effort suprême, il retint dans ses mains tremblantes la remorque près de glisser pour la troisième fois, et il la fixa solidement sur la proue de son navire. — Filez, filez quelques brasses, ou nous sommes perdus! cria Jean-Marie. — Luc Hédé, qui était bon marin cependant, ne comprit pas cet avertissement bien simple dont un mousse eût saisi le sens; il était comme hébété par la tempête. Le petit navire de Jean-Marie s’élançait en avant, poussé par le flot et par un bout de voile; mais la goélette, alourdie par l’eau qui la remplissait à moitié et pareille au cheval rétif qui refuse de se laisser conduire par la bride, résista de tout son poids à l’impulsion de la remorque. La secousse qui résulta de ce soubresaut donna le temps à la vague d’assaillir la bisquine par l’arrière; Jean-Marie, enlevé par le flot, s’en alla tomber loin du bord.

— Mousse, tiens-toi bien! cria-t-il d’une voix forte, range la tour du Jardin<ref> Tour bâtie sur les récifs, et qui marque l’entrée de la rade de Saint-Malo du côté de l’ouest. </<ref>, donne dans la grande passe...

Le mousse poussa un cri déchirant; porter secours à son patron était chose impossible, il le comprit, et rassemblant tout son courage il se cramponna avec l’énergie du désespoir à la barre du gouvernail. Les gens de la goélette avaient jeté du côté de Jean-Marie des débris d’aviron, des esparres, tout ce qu’ils avaient trouvé sous leurs mains. Bientôt un récif le déroba à leurs regards, et tandis que le hardi marin luttait corps à corps contre la tempête, la goélette qu’il avait arrachée à une perte certaine était remise dans sa route par l’intrépide enfant resté seul sur la bisquine. La Malouine eut encore bien des dangers à courir et bien des lames à essuyer avant de jeter l’ancre en lieu sûr. La mer en colère semblait la poursuivre et s’acharner sur elle comme sur une proie. Peu à peu cependant, et par saccades, elle s’avança vers la terre, et la jetée de Saint-Malo se couvrit de spectateurs qui saluaient par leurs cris la rentrée au port du navire et de son équipage que l’on avait crus perdus; mais les cris de triomphe cessèrent, un morne silence succéda à ces élans d’une joie prématurée lorsque l’on aperçut des vides parmi les marins de la Malouine. On cherchait aussi des yeux sur la bisquine le patron Jean-Marie, et l’on ne voyait que son mousse, pâle, effaré, les joues sillonnées de grosses larmes.

Au moment où la bisquine s’abritait dans l’avant-port, dégagée de sa remorque, le pauvre mousse, épuisé de fatigue, s’évanouissait