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les soldats quittaient le camp et s’en retournaient par bandes dans leurs foyers. Ali reconnut la nécessité de modifier promptement son plan d’opérations, s’il ne voulait voir ses soldats se retirer jusqu’au dernier. Le lendemain, il annonça aux troupes qu’elles n’auraient plus à combattre les Souliotes en rase campagne, et qu’il ne s’agirait désormais que de les bloquer assez étroitement pour les priver de toute ressource extérieure. Cette tactique, tout à fait d’accord avec la pusillanimité des musulmans, arrêta la désertion et fit revenir ceux qui redoutaient la vengeance du pacha. Des camps retranchés furent établis de façon à investir complètement la vaste circonférence des montagnes de la Selléide. Les klephtes, pénétrant l’intention de l’ennemi, multiplièrent leurs agressions; pendant plusieurs mois, il ne se passa pas de jour que les Turcs ne fussent troublés dans la construction de leurs retranchemens, ou assaillis au sein même de leurs camps. Les travaux du blocus avançaient avec lenteur à travers mille obstacles, interrompus par de continuelles paniques. Photos en effet redoublait d’efforts pour prévenir l’investissement de la montagne ; partout il se signalait par des prodiges de valeur, il finit même par inspirer aux musulmans, gens crédules à l’excès, une sorte de terreur superstitieuse. Comme les Souliotes avaient adopté son nom pour cri de ralliement pendant le combat, les Albanais se persuadèrent que ce redoutable ennemi possédait le don mystérieux de se multiplier pour les anéantir. Une légende populaire que nous avons entendu répéter assure qu’il portait sur sa poitrine un talisman qui le rendait invulnérable, et que dans la mêlée le bras de ses adversaires, en se levant sur lui, retombait frappé d’impuissance. Il faut peu de temps à ce peuple, dont l’imagination, passionnément éprise du merveilleux, se plaît aux invraisemblances de la poésie, pour donner à la vérité les proportions gigantesques de la fable.

Malheureusement l’histoire contredit ici la légende. Ce fut même à cette époque que la Selléide faillit perdre son héroïque chef. Un jour que Tsavellas, suivant son habitude, s’était laissé entraîner bien loin des siens par la chaleur du combat, un soldat albanais, trop timide pour l’attaquer en face, mais très agile, le devança dans la mêlée d’une centaine de pas, se coucha derrière un débris de rocher, et, l’ajustant au passage, lui envoya une balle dans la tête. Tsavellas tomba en s’écriant : « A moi, mes amis, je suis, mort; tranchez-moi la tête, car s’ils la prennent, ils la jetteront aux chiens. » Quatre-vingts Souliotes seulement purent répondre à son appel ; un combat acharné s’engagea sur ce corps sanglant, et le champ de bataille finit par rester aux montagnards, qui emportèrent Photos en toute hâte. La blessure de ce dernier n’était pas mortelle, quoique profonde; au bout de quatre mois, il était rétabli.