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d’impuissant. Il laissa, en quittant le monde, à cette dernière amie, maints souvenirs qui n’ont pas été perdus. Les uns étaient des paroles qui sont passées d’un cœur dans un autre, et que partant on trouvera chaudes, je l’espère, d’une double chaleur; les autres étaient des témoignages écrits auxquels on n’a rien changé. Voici l’origine de cette histoire que nous produisons, tantôt sous la forme de récit, tantôt sous celle de mémoires, laissant à chacun le soin de comprendre, ou pour mieux dire de sentir ce qui amène cette variété d’allures.

Cruentas manus habent, ils ont les mains teintes de sang, — tel est le jeu de mots lugubre, bien conforme d’ailleurs à l’esprit des vieilles devises, qui figure sur le blason de Fabio. Cette légende entoure un écu où l’on voit en champ de gueule cette sorte de glaive appelé un badelaire dans le langage héraldique, semblable à celui que l’on représente d’habitude entre les mains de Judith. Ces mots, chargés d’antiques souvenirs, rappelant l’héroïque fatalité de toute une race, devaient s’appliquer avec une exactitude étrange à l’existence que nous racontons. Malgré les terribles voies où il a toujours marché, Fabio affirme que le sourire n’a pas manqué à sa jeunesse. Il est cependant né dans un château qui a bien, à coup sûr, la mine la plus farouche que puissent avoir des pierres. Apparition fière et attristée des vieux âges, le manoir des Cruentaz se tient debout sur un rocher, entre des arbres contournés qu’il domine, comme une puissance des abîmes domine une assemblée de sorcières et de spectres. Çà et là une étroite ouverture, œil à la fois défiant et menaçant, interrompt la désespérante monotonie de ses murailles. Des oiseaux de proie, sur lesquels semble agir encore la mémoire de terribles repas, sont en familiarité avec le faîte ébréché d’une vieille tour qui, dans le coin de la Navarre où elle s’élève, a seule autant de traditions que toutes les Espagnes.

Eh bien! s’il faut en croire Fabio, ce château, malgré son formidable aspect, recelait pourtant, il n’y a pas encore de cela un trop grand nombre d’années, des gens qui se comptaient parmi les joyeux et les heureux de ce monde. Au moment où éclata cette longue lutte dont l’Espagne se ressent encore, les Cruentaz menaient une vie tranquille au milieu d’êtres qui les aimaient. Ils étaient trois frères ayant servi tous trois dans les armées de leur pays. L’aîné avait épousé une femme qui, charitable et belle comme sainte Elisabeth, aurait eu sans cesse besoin du miracle des roses, si son mari avait eu l’humeur dure et soupçonneuse du landgrave de Thuringe : c’était le père de Fabio; ses deux oncles, autrefois brillans officiers, connus à Madrid de la ville et de la cour, avaient pris les années, la retraite, la campagne, avec un courage enjoué. Quoiqu’ils eussent