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II.

« Hier soir, en rentrant chez moi, j’ai trouvé un billet de la duchesse de S..., m’annonçant que le gouvernement français consentait à me placer en Afrique dans un régiment de spahis. Je pars avec une joie profonde. J’avais ici des chagrins que je croyais avoir le droit d’ignorer : quand on a connu les grandes et naturelles douleurs de la vie, il est dur d’avoir à supporter encore ses souffrances factices et ses indignes soucis. J’ai eu d’abord à combattre une pauvreté de vilaine espèce, à laquelle je ne veux plus penser, car le souvenir en serait rempli pour moi de répugnance et d’amertume. Grâce à une pensée de ma mère, cet affreux malaise a été de courte durée. La pauvre femme, dans des prévisions bien faciles à comprendre, avait placé en France, chez un de nos compatriotes, une somme destinée à m’être remise un jour, si la guerre me chassait de mon pays. Ce trésor paraîtrait bien peu de chose à ceux qui poursuivent l’or, qui en rêvent, qui en font la fin de tous leurs désirs et de tous leurs actes; il a pour moi toute la valeur que je puisse trouver aux richesses terrestres, il me donne la libre possession de ma vie, que je jetterai désormais où je voudrai.

« Il y a encore en France une société, tendant, il est vrai, à disparaître chaque jour, où l’on garde le souvenir des alliances. Une Cruentaz est entrée il y a près d’un siècle dans une famille que j’ai retrouvée à Paris. On m’a reconnu et traité de cousin. Puis je me suis aperçu que mon nom avait une sorte de célébrité, offrant, par sa nature nouvelle et peu répandue, un attrait particulier aux gens que je voyais. J’ai inspiré une curiosité si vive, que je l’ai prise d’abord pour de la sympathie. Les Français se flattent toujours en secret de posséder une noblesse, quoique chez eux les prétentions ouvertement aristocratiques soient d’ordinaire un indice d’extraction vulgaire ou de mauvaise éducation. Je me suis trouvé appelé tout naturellement à hanter les gens qui composent cette noblesse, ou tout au moins qui la simulent : je me suis aperçu bien vite que, loin d’inspirer en quoi que ce soit l’enthousiasme, j’étais envisagé comme une sorte de Huron. Je n’ai pu me lier avec personne dans une jeunesse en même temps avide et inoccupée, où l’on ménage son corps, où l’on n’a pas conscience de son âme, où l’on ne vit, où l’on ne s’expose, où l’on ne court des aventures que par son argent.

« Il me restait les femmes, soit. Ici j’adresse au ciel un remerciement bizarre, je n’en ai pas étouffé une seule, et je le remercie. Ah ! les Desdemone! elles m’ont fait comprendre ce que me disaient