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semblait exercer une sorte de surveillance, mais surveillance relâchée et complaisante. C’était un colon, M. Mursin, du même âge que Féraudy, livré à la culture de l’indigo et de la cochenille, incapable de soutenir une conversation sur les amours qui allument ou qui éteignent leurs flambeaux. Quand Fabio se fut introduit chez la beauté d’Hirca, M. Mursin n’y fit plus que de rares apparitions, ce qui semblait fort indifférent à Julia.

Que voulez-vous? Malgré tant de différences profondes dont l’origine était en leur sang, dont leurs paroles, dont leurs regards portaient les traces, Fabio, ce chevaleresque Fabio qui repose aujourd’hui au fond d’une église, sous une dalle armoriée, et cette Julia, dont je ne veux pas dire les destins, se sont aimés un instant, ardemment aimés. La pupille de M. Féraudy avait été élevée d’une manière étrange; excepté son cœur, dont nul ne s’était jamais occupé, toute sa personne avait été cultivée avec soin. Elle dessinait, elle peignait, elle chantait, elle parlait facilement plusieurs langues, et entre autres la langue de Fabio, qui tombait dans de profonds attendrissemens quand il retrouvait sur ces charmantes lèvres les mots du pays natal. Il ne lui manquait que deux qualités dont elle n’avait jamais eu le soupçon : la candeur et la naïveté. Encore la naïveté, elle la possédait peut-être à son insu, car on l’avait entretenue dans une telle ignorance de toutes les inquiétudes, de toutes les délicatesses virginales, qu’elle avait une sorte d’innocence à sa façon. Fabio, quoiqu’elle froissât continuellement en lui maint cher souvenir, mainte altière et secrète pensée, se prit un beau jour à l’adorer comme une idole.

Parfois elle venait chez lui; elle s’étendait sur une sorte de divan placé au bout d’une chambre en forme de galerie qui donnait sur le désert, et il se couchait à ses pieds sur une peau de cygne. En face d’eux, à l’autre extrémité de la pièce où ils se tenaient, une fenêtre ogivale comme celles des vieux châteaux laissait voir un ciel si bleu et si uni que l’on eût dit un rideau d’azur tombant derrière les vitres. Parfois un nègre leur apportait, sur un plateau d’argent, ces petites tasses curieusement ciselées où le café brille comme un diamant noir. Avec ce sentiment raffiné de la flatterie que possèdent les Arabes des conditions les plus obscures, tous les hommes soumis à Cruentaz, depuis le kodja et le karadji jusqu’au cavalier, s’étaient faits les serviteurs de Julia. On cueillait pour elle les plus belles roses et les plus beaux fruits des environs. Elle était tellement passée à l’état de houri que souvent Fabio, après l’avoir contemplée pendant des heures, se frottait les yeux en disant : « J’ai peur d’être mort, et d’être mort mahométan; décidément je suis dans le ciel du prophète. »