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à face avec un homme qu’il reconnut aux battemens de son cœur. Le maître de Julia était arrivé : averti par l’ami qu’il avait chargé de veiller sur cette femme, il venait juger par lui-même des bruits qui avaient accueilli son retour. Le trafiquant marseillais était un de ces Alcides vieillis qui cependant portent dans toute leur personne les marques d’une force redoutable encore. Fabio aperçut un large visage encadré par d’immenses favoris, une de ces têtes puissantes et vulgaires qui causent à certaines natures un genre particulier de répugnance et d’irritation. Il eut du reste peu le loisir de l’étudier, car une main athlétique le saisit au cou, tandis qu’une autre dirigeait sur sa poitrine la pointe d’un couteau. Féraudy montrait que, lui aussi, il avait reconnu son rival. J’ai dit que Fabio portait le costume indigène; il avait à sa ceinture un de ces poignards arabes à la lame large et légèrement recourbée qui sont une sûre défense et une élégante parure. En un moment, il eut cette arme au poing. Le siroco souffla subitement, alors Fabio se sentit le visage embrasé par cette haleine infernale; il frappa celui qui l’étreignait d’un coup violent, furieux, suivi par le bruit d’un corps tombant aussi nettement que si un projectile l’eût renversé. Le poignard de l’Espagnol était entré tout entier dans l’œil du Marseillais, qui avait eu la cervelle traversée et déchirée.

Pour comprendre et juger Cruentaz, il faut se rappeler ce qu’il était, la vie qu’il avait menée. Il n’avait pas prémédité à coup sûr le meurtre qu’il venait d’accomplir; mais le sang n’était pas inconnu à ses mains, et enfin, ainsi qu’il l’a dit lui-même, on ne pouvait pas exiger qu’il fût devant ce cadavre comme Jeanne d’Arc devant le premier homme qu’elle vit tomber. Aussi, avec cette rapidité, avec cette précision de pensées que trouvent les hommes d’action quand le destin les appelle à exercer leurs dangereuses facultés, il se pencha sur Féraudy, reconnut que ce n’était plus qu’une dépouille humaine, et retourna d’un pas précipité dans la maison où il venait de laisser Julia. Il éveilla la pauvre créature, qui était déjà plongée dans un demi-sommeil, et d’une voix calme, brève, énergique, comme un homme qui a recouvré dans l’action la plénitude de son intelligence, il lui dit ce qui venait de se passer, et lui demanda ce qu’elle voulait faire. Pendant qu’il parlait, Julia le regardait comme s’il se fût transformé, comme si l’être humain eût tout à coup fait place en lui à une apparition qui la glaçait de terreur. A tout ce que Fabio put lui dire en cette étrange nuit, elle répondit constamment, l’œil morne et la voix affaiblie, un mot, un seul mot : Tu l’as tué !

— Julia, je t’appartiens, veux-tu venir avec moi?

— Tu l’as tué !