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lèvres arrachées et pendantes, les narines déchirées, les yeux hors de la tête, le visage écrasé, le col à moitié détaché, les bras cassés, la poitrine couverte de contusions.

« On voyait les cheveux pêle-mêle descendre souillés le long de la figure, couverts de sang, de fange et de crachats; ils s’embarrassaient dans la bouche et s’enroulaient autour de quelque dent décharnée qui y restait.

« J’étais hors de moi, au point que je ne savais pas si je dormais ou si j’étais éveillé; je demeurais là, et j’avais peine à respirer. L’ombre s’essayait à lever les bras, mais sans pouvoir y réussir,

« Car, chaque fois qu’elle voulait les soulever, comme ils étaient cassés tous les deux, lorsqu’elle essayait de les étendre, au beau milieu de l’opération ces bras perdaient l’équilibre, et tandis qu’une partie demeurait raidie, tout le reste retombait.

« Après avoir recommencé plusieurs fois, l’ombre vit qu’elle ne pouvait réussir, et, de fureur secouant la tête, elle rejeta ses cheveux en arrière. Alors, son visage se rassérénant un peu, elle m’adressa la parole en ces termes :

« Qu’est-il advenu des Milanais depuis le 20 avril 1814 jusqu’à ce jour? — À ces mots, un éclair de lumière me traverse l’esprit. Ne serait-ce pas?... Je fixe mes yeux sur ce visage... Jour de Dieu! c’est bien vraiment l’ombre du ministre Prina!

« Ah! excellence, vous pouvez m’en croire... Moi, voyez-vous, je n’y fus pour rien;... même je pris la fuite... — Lui alors : Ce n’est pas cela, dit-il, que je t’ai demandé. Je demande ce qu’a gagné Milan à me tuer comme on ferait un chien.

« — Illustrissime, lui répondis-je, puisse ce mauvais quart d’heure dont vous parlez vous avoir valu le paradis! Quant à nous, nous n’y avons gagné que de donner de l’air à Saint-Fidèle[1]. — Comment! dit-il, et l’indépendance donc? — Et moi : Chut! on vous mettrait en prison, excellence! »


Après le drame horrible, la satire amère. Nous sommes maintenant dans le ton du morceau. Sur Rocch expose alors naïvement à Prina l’état fâcheux où se trouve Milan; il lui apprend que « ces Patatoucch, — c’est le nom qu’on donne vulgairement aux Autrichiens en Lombardie, — ne pouvant se faire entendre avec leurs zurück, se sont mis à parler avec le bâton. Cette langue-là, ils la savent de pratique et sans avoir besoin de grammaire. On meurt de faim à Milan. Cependant le conseil aulique délibère à Vienne pour savoir s’il sera permis de manger; mais comme il n’agit qu’avec flegme et réflexion, il nous met, en attendant, un os à la bouche, pour nous faire prendre patience; il nous prêche la religion, fort bonne chose, en vérité, quand on a le ventre plein. Le mérite roturier, on le dédaigne; pour avoir de la valeur, ce n’est pas du talent qu’il faut, mais d’imbéciles aïeux.»

  1. Grâce à la démolition du palais de Prina, qui était situé auprès de l’église de Saint-Fidèle.