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« Dans l’air se confondent, comme en un immense concert, les chants de ceux qui espèrent et les lamentations des affligés.

« Le souffle de ceux qui haïssent ou qui aiment, les cris des esclaves et des tyrans, qui s’élèvent emportés ensemble sur les retentissantes ailes des vents.

« Répandront une harmonie de pleurs et de mystère dans les âges lointains, et feront sortir l’amour de la haine, la vérité de Terreur.

« Les deux essences se pénètrent; plus elles se mêlent, plus elles se renouvellent, comme le cygne, qui, lorsqu’il plonge, reparaît plus blanc que l’eau.

« Dans la vie de mon fragile corps se cachent les existences par centaines, et pour d’autres esprits peut-être ma dépouille mortelle servira d’enveloppe et d’organes.

« Tout instant contient un nombre infini d’années, tout espace est l’univers entier. L’obscurité est lumière, et l’humilité hauteur; tout est mystère. »


Les ouvrages de M. Prati ont été ici même l’objet d’une judicieuse appréciation[1]. Quoiqu’il relève de Manzoni, M. Prati est au premier rang des formistes, en ce sens qu’il s’enivre uniquement de mots et de sons. Toutefois, si j’affirme qu’il ne prend pas la peine de penser, je ne veux pas dire que ses prétentions soient modestes, et que M. Prati ne croie pas être un profond penseur. L’encens que toute une jeunesse enthousiaste lui a prodigué a fini par lui troubler le cerveau. Il s’est cru le premier poète de son temps et appelé aux plus hautes destinées. « Byron, Goethe, Chateaubriand, dit-il dans la préface de Rodolfo, m’ont précédé dans le soin de revêtir de couleurs ce sujet, qui renferme une des plus hautes réalités de la vie humaine; mais leur système philosophique est différent du mien, ainsi que leur tut, leurs moyens et la forme qu’ils donnent à l’art. Inutile de parler du génie, parce que sur ce point je ne dois avancer aucun mot ni modeste, ni audacieux : chacun a le sien. »

Ainsi, nous voilà bien avertis, M. Prati a un système philosophique : ce système, on l’a déjà indiqué, c’est la lutte que se livrent dans le cœur et l’intelligence de l’homme le génie du bien et le génie du mal. Dieu et le diable, la grâce et la fatalité. Ce que nous faisons de bien, c’est Dieu qui le fait en nous; ce que nous faisons de mal, c’est Satan qui en est responsable. Les jeunes filles ne peuvent se défendre des tentations du mauvais esprit que grâce au latin de quelque moine (al latino d’un zoccolante), et l’unique, l’éternel spectacle qui nous est offert, c’est Satan au pied fourchu se jetant sur sa proie, que lui dispute un moine, un ange ou Dieu lui-même. Le poète n’a pas songé à se demander si la liberté humaine ne

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1856.