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sai, formant la majeure partie de la province où les guides étaient cantonnés. Il fit ses conditions, demandant à cumuler tous les pouvoirs militaires et civils du pays qu’il aurait à régir; on accéda, sans trop de résistance, aux désirs qu’il manifestait, et nous le retrouvons, dès le mois de juin, maître et seigneur souverain d’un petit royaume, ou tout au moins d’un grand-duché[1]. C’était là ce qui lui convenait par excellence, et on le sent à la gaieté avec laquelle il décrit lui-même ses mille et mille travaux. Ils sont racontés avec plus de charme encore par la compagne distinguée qui en partageait les fatigues et en allégeait le poids. Bien des Parisiennes, — sans vouloir médire d’elles, — trouveront peut-être, en lisant quelques extraits de ses lettres, que mistress Hodson prenait bien aisément son parti d’une situation compliquée outre mesure. Quant à nous, c’est avec un vrai plaisir que nous reproduisons ces singuliers tableaux de famille.


« Janvier 1854.

« Représentez-vous une plaine immense, nivelée comme un tapis de billard, mais beaucoup moins verte, n’étalant, pour tout vestige de végétation, que çà et là un petit massif d’épine à chameaux, haut de dix-huit pouces. A l’est, à l’ouest, au sud, le regard ne rencontre pas autre chose; au nord, en revanche, les neiges éternelles de l’imposant Himalaya, étincelant et rayonnant, comme un diadème aux reflets roses, par-dessus la première rangée de ses avant-cimes, dont les mamelons antérieurs avoisinent notre camp. Que diriez-vous, s’il vous fallait vivre en ce désert? Et quels yeux vous ouvririez en voyant nos officiers s’asseoir à table avec leur sabre au côté, leurs pistolets à la ceinture! Le baby ne va jamais prendre l’air sans une escorte de cavaliers. Quel bel effet pareil cortège produirait dans Hyde-Park! »


« 15 avril.

« Vous me demandez quelques détails sur la vie que nous menons ici. Eh bien! je vais vous raconter une de nos journées. A peu de chose près, vous aurez l’histoire de toutes.

« Peu après la première pointe du jour, au son du clairon, William se lève pour se rendre à la parade, et de là au fort qu’il fait construire pour nous abriter ultérieurement. A neuf heures, tout est prêt pour le déjeuner, après lequel William rentre dans la tente qui lui sert de cabinet. Il y reçoit les rapports du régiment, examine les recrues, hommes ou chevaux, écoute les plaintes, règle les différends, etc. Le commandant militaire fait ensuite place au magistrat, et va s’installer dans la kutcherry, c’est-à-dire siéger sur son tribunal, où il juge les affaires civiles, reçoit les pétitions, concilie les intérêts privés (avec plus encore d’et cætera). Vous aurez quelque petite idée de ce travail quand je vous dirai que, dans le cours du mois de mars, mon mari a rendu vingt et une sentences en matière criminelle, dans des

  1. Le chiffre de la population de l’Euzofsai est donné dans une lettre où Hodson rend compte des ravages que le typhus y exerça en 1853. Du 1er mars au 15 juin, 8,352 individus périrent sur un nombre total de 53,500.