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et leurs conversations ordinaires pour contenter l’esprit du lecteur. Ils présentent donc un parfait contraste avec les héros de nos romans modernes, qui ne sont intéressans que lorsqu’ils sont écrasés par la fatalité ou même hurlans sous le fouet de la passion brutale, mais dont on ne pourrait supporter la conversation ordinaire, ni contempler pendant cinq minutes la désagréable physionomie. Lorsque ces tristes personnages souffrent, bon gré, mal gré, ils nous émeuvent, parce que le spectacle de leurs douleurs nous rappelle les liens de parenté qui unissent les hommes entre eux, et que le sentiment de pitié, si admirablement exprimé par cette parole de Shakspeare : « un insecte souffre autant quand on l’écrase qu’un géant quand il meurt, » s’empare de notre cœur, qui voudrait en vain résister. Ils nous émeuvent comme le passant inconnu qu’une voiture vient d’écraser et dont on relève sous nos yeux les membres saignans, comme le pendu que nous apercevons tout à coup dans une promenade, au détour d’un bois. Dès les premières pages de Guy Livingstone, au contraire, nous nous intéressons aux acteurs, parce que nous sentons, par les portraits que l’auteur nous en donne et par le ton des conversations que nous venons d’entendre, qu’ils vivent d’une vie morale, c’est-à-dire que toutes leurs actions, vertueuses ou perverses, dérivent de certaines pensées, et sont le fruit de la réflexion et de la volonté. Nous n’avons pas hâte de courir au dénoûment; ils ont à nous tracer tant de silhouettes curieuses et à nous exprimer tant de profondes observations avant de nous y conduire! La route ne nous paraît ni longue ni fatigante, car nous ne faisons pas des étapes forcées avec eux, et nous aimons à nous arrêter pour réfléchir sur leurs observations ou rêver sur les souvenirs qu’ils évoquent. Combien nous aurions aimé à connaître par exemple l’aimable jeune homme dont le souvenir traverse la mémoire de l’auteur à la vingtième page du livre, et qui apparaît un instant à nos yeux, comme une belle vision, pour ne plus revenir! « Je n’oublierai pas Warrenne, trop excellent pour ceux avec qui il avait à vivre, un David dans notre camp de Kedar, marchant toujours droit devant lui dans le chemin qu’il croyait le vrai, — quoique par instans son vif sang ij-landais s’irritât furieusement des contraintes qu’il s’imposait à lui-même, — et s’efforçant, avec une douceur parfaite, d’entraîner les autres dans sa voie : un Lancelot par son dévouement au sexe féminin, un Galahad par la pureté de ses pensées et de ses poursuites. Je n’ai jamais connu un homme du monde avec une telle simplicité de cœur, ni un saint avec tant de savoir-vivre. » Certes nous voilà loin des silhouettes de bourgeois insignifians ou stupides que nous rencontrons dans nos romans réalistes.