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qu’Armand Carrel, et n’en conserva plus profondément l’atteinte. Toutes les fois, dans le cours de sa vie, qu’une circonstance quelconque venait réveiller chez lui les images qui avaient troublé le sommeil de sa jeunesse, son âme en éprouvait un tressaillement qui contrariait les tendances naturelles de sa raison.

On put juger de la force de cette passion par la première démarche à laquelle elle l’entraîna à l’âge de vingt-trois ans. Pour obéir à des goûts militaires très prononcés, il avait quitté la profession de son père, négociant à Rouen, et était entré à l’école de Saint-Cyr. D’un commun aveu, ce jeune homme manifestait toutes les dispositions qui font le bon soldat et qui annoncent le bon capitaine, et la meilleure preuve, c’est que malgré son antipathie déjà bien connue pour les Bourbons, ses chefs, presque tous émigrés d’origine et royalistes de cœur, lui témoignaient une bienveillance qui ne se découragea qu’assez tard. Il avait donc à un haut degré les premières qualités de l’état militaire, le sentiment de la discipline et celui de l’honneur, et cependant à peine portait-il les épaulettes d’officier, que déjà il était engagé dans une conspiration militaire pour débaucher les troupes placées sous ses ordres, et moins d’un an après il quittait le sol de la France, et allait en Espagne, à la tête d’une petite troupe de réfugiés, combattre l’armée française qui franchissait les Pyrénées sous les ordres du duc d’Angoulême.

Cette étrange aberration de jugement, dont le souvenir pesa toute sa vie sur sa réputation et sa conscience, prenait sa source (chose étrange) dans l’ardeur même d’un patriotisme froissé. Dans le gouvernement qui avait pris naissance à la suite de l’invasion de 1815, Armand Carrel se refusait obstinément à reconnaître le représentant de l’honneur et de l’intérêt national. Puis l’armée française en 1823 allait coopérer en Espagne à la restauration d’une dynastie déchue. C’était donc un 1815 au petit pied qui se préparait ; la France voulait faire à autrui ce qu’elle avait elle-même subi : c’était plus que n’en pouvait supporter le ressentiment du jeune officier. Il semble souvent dans les luttes civiles que les partis n’aient rien de plus pressé que d’imiter les torts les uns des autres, comme pour n’avoir plus rien à se reprocher, ce qui pourtant ne les met nullement en humeur de se pardonner. Dans sa haine pour un gouvernement issu de l’émigration, Armand Carrel ne s’aperçut point qu’il devenait émigré lui-même. Le drapeau tricolore devenait pour lui ce qu’avait été en 1792 la royauté pour la noblesse. Comme pour tout gentilhomme de l’armée de Condé là où était le roi, là était la France, la patrie sembla se transporter à ses yeux partout où l’on pouvait relever l’étendard de la révolution.

La France, on le sait, n’a jamais ratifié ni l’une ni l’autre de ces