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sur un prix de 17 fr. 50 cent, à 18 fr. 50 cent. Supposez un droit fixe de 1 fr., et, avec le double décime, de 1 fr, 20, vous arrivez ainsi aux environs de 20 fr., à quoi il faut ajouter le bénéfice légitime du négociant qui a couru les chances. C’est dire que dans les temps de baisse le blé d’Odessa a peu d’accès en France, ou ne peut y entrer qu’à des conditions qui laissent tout repos au cultivateur.

A l’endroit des épreuves que les blés de la Russie méridionale peuvent faire subir à l’agriculture française, le moment présent fournit un renseignement qui vaut mieux que toutes les supputations possibles au sujet des prix de revient comparés dans les deux pays. Aujourd’hui nous assistons à ce spectacle, que le point de la France où les blés sont le plus chers est cette portion de notre territoire qui est sous le feu de ces blés d’Odessa à cinq francs l’hectolitre, au dire des alarmistes. Sur notre littoral de la Méditerranée, le blé vaut en ce moment-ci 4 et 5 francs de plus que dans l’intérieur de l’empire. Le blé se paie dans la Meuse, à l’heure qu’il est, autant qu’à Odessa[1]; aussi, malgré la liberté d’importation, il n’entre presque pas de blés étrangers, et l’exportation surpasse de beaucoup l’importation. Du 10 novembre 1857 au 15 mars 1859, la France a exporté 9 millions d’hectolitres de blé et n’en a importé que 2,600,000.

La supposition que des droits de douanes, de quelque manière qu’on les combine, aient par eux-mêmes la puissance d’élever le prix des blés dans les temps d’abondance, et d’assurer ainsi à notre agriculture un prix satisfaisant, a un tort de plus que celui d’être une chimère : elle tend à entretenir chez le cultivateur cette pensée fâcheuse et funeste pour lui-même, qu’il peut demander à la loi de lui procurer le bénéfice qu’espère tout homme qui travaille. C’est le cas de rappeler ici la réponse que fit sir Robert Peel, dans la discussion de 1846, à un orateur protectioniste. « Quel prix, disait celui-ci, garantissez-vous à l’agriculture? — Il ne m’appartient point, répondit l’illustre homme d’état, de lui garantir un prix quelconque. Chacun ici-bas ne doit attendre sa rémunération que de son intelligence et de ses efforts. » Que l’agriculture profite des découvertes de la science, qu’elle se tienne au courant des perfectionnemens acquis, et elle n’aura rien à craindre : les profits lui viendront par une pente naturelle, en vertu d’une loi inhérente à l’harmonie du monde moral et économique aussi bien que du monde physique, d’une loi qui, pour la généralité des faits, est aussi absolue que celle de la gravitation, par laquelle les eaux vien-

  1. Il s’y paie même davantage, vu que le blé de la Meuse est d’une qualité supérieure à celui d’Odessa, de sorte que, à prix égal par hectolitre, le blé d’Odessa est notablement plus cher.