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trinaires, et tout le monde parlait le langage de M. Guizot et de M. Royer-Collard. On a beaucoup accusé la duplicité de cette tactique, et je ne voudrais pas la donner pour un modèle de franchise; mais il y a dans les affaires humaines une excessive simplicité à s’étonner et surtout à s’indigner des résultats inévitables. En campagne, quand on abandonne une position, il faut bien s’attendre que l’ennemi s’en empare. La charte était la place forte à laquelle Louis XVIII avait confié la garde de sa dynastie. Quand il parut convenable à Charles X de l’évacuer sans même enclouer ses canons, il était trop évident que les assaillans viendraient se poster sur les hauteurs que leur livrait la défense.

Cette manœuvre ne fut opérée par personne avec autant de hardiesse et de promptitude que par Armand Carrel dans le journal dont il prit la direction pendant l’année qui précéda 1830. Le National, fondé en commun par un groupe de jeunes gens tous destinés à la célébrité, semblait en effet avoir pris pour devise de se montrer d’autant plus scrupuleusement constitutionnel que la restauration devenait en ce genre plus relâchée. C’était une œuvre strictement légale, mais d’une légalité armée et tranchante, qui pressait toutes les conséquences de la charte, comme autant de poignards aiguisés sur la poitrine du vieux roi. Quelques-uns des articles acerbes publiés par Carrel à cette époque nous ont été conservés par M. Littré. Ce sont de véritables et complètes théories de monarchie constitutionnelle auxquelles un publiciste anglais ne pourrait refuser son adhésion. Toute l’œuvre de Louis XVIII y est commentée avec rigueur : aucun article n’en est rayé, pas même l’hérédité de la pairie ou le cens électoral; nul appel n’y est fait à la souveraineté du peuple, quelquefois même l’idée en est positivement reniée; aucun fantôme de république ne plane sur cet horizon constitutionnel, dessiné d’un trait net et ferme, et très arrêté dans ses contours. C’est un portrait de la charte peint au naturel, avec un visage non pas aimable, mais respectueux pour la royauté, et c’est à peine si, aux deux coins de ses lèvres, on peut saisir quelque trace d’ironie ou de menace.

Armand Carrel a très souvent soutenu dans la suite de sa vie que ce beau zèle pour la monarchie constitutionnelle n’avait été chez lui qu’un pur stratagème de guerre; que, voyant la restauration faire effort pour s’échapper de la constitution, il avait simplement essayé de l’enfermer dans un cercle de fer, sauf à briser l’instrument quand il aurait servi. Je suis très convaincu qu’en se prêtant à lui-même ce profond machiavélisme, Armand Carrel se calomniait : c’était un mensonge nécessaire peut-être pour le rôle qu’il avait pris: mais à présent qu’il n’y a plus de rôle à jouer, tous les lecteurs