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est évidemment un grand propriétaire russe, qui connaît à fond la véritable situation des choses, et qui mérite d’être écouté.

Quand il s’agit de la Russie, l’imagination se figure un pays indéfini, où une population clair-semée vit facilement sur des espaces sans bornes. La réalité n’est pas tout à fait conforme à ce tableau. Le territoire de la Russie d’Europe est dix fois plus étendu que celui de la France ; mais il s’en faut de beaucoup que cette immense surface soit partout également cultivable. Tout le nord de l’empire ne forme, à vrai dire, qu’une forêt, grande au moins comme la France entière ; l’extrême rigueur du climat y rend toute culture à peu près impossible. Dans le midi, de vastes steppes sans bois et sans eau offrent un autre genre de stérilité. Somme toute, les trois cinquièmes au moins du territoire total sont incultivables, et le sol susceptible de culture n’est tout au plus que de 200 millions d’hectares. Or on évalue la population totale à 60 millions d’habitans, et comme la population rurale en forme à peu près les cinq sixièmes, cette dernière doit être en tout de 50 millions, ou 25 têtes en moyenne par 100 hectares de bon sol. Cette proportion commence à devenir moins exceptionnelle, car nous avons sur notre propre territoire bien des cantons qui n’en contiennent pas davantage ; mais ce qui contribue encore plus à faire rentrer une grande partie de la Russie dans les conditions ordinaires de l’Europe, c’est l’extrême inégalité de population entre les provinces. La moitié environ des 200 millions d’hectares cultivables appartient aux régions les plus orientales, où la population ne s’élève en moyenne qu’à 10 habitans par 100 hectares de bon sol ; l’autre moitié compte par conséquent 40 habitans ruraux sur la même surface, comme beaucoup de nos départemens, et il en est qui en ont 50 et même 100. De là une distinction fondamentale à établir, sous le rapport de l’économie rurale, entre les portions les moins peuplées de l’empire et les portions les plus peuplées.

Dans les premières, les trois quarts du sol cultivable restent incultes, déduction faite des forêts et des autres terrains improductifs, parce que les bras manquent ; dans les secondes, au contraire, les bras surabondent, et le sol, fatigué par l’assolement triennal, ne suffit plus qu’avec peine. D’un côté, les animaux domestiques sont assez multipliés, surtout les chevaux et les porcs, à cause de l’immensité des pâturages ; de l’autre, on n’en a presque pas, faute de moyens d’alimentation, et ce sont précisément les parties les plus cultivées qui possèdent le moins de bétail. L’auteur donne à ce sujet des détails à peine croyables. « C’est à la fois risible et triste, dit-il ; mais dans cet immense empire de Russie il y a des points où le sol ne suffit plus. Plusieurs provinces, telles que Smolensk, Pskov et autres, ont été fertiles jadis, et ont perdu une grande partie de leurs facultés productives à la suite de la culture des trois champs et de l’impossibilité de fumer le sol en proportion de son épuisement. Ce travail de dévastation s’étend avec rapidité dans toutes les directions. Les endroits peuplés ont un sol épuisé, tandis que d’immenses espaces de la terre la plus fertile ne se peuplent pas. »

La cause principale de cette mauvaise distribution du travail est évidemment l’institution du servage. Les paysans, étant attachés à la glèbe, n’ont pu que multiplier sur place. « Les peuples, dit l’auteur, ne pouvaient pas