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comme un autre; mais en rassurant ainsi les intérêts et les scrupules, on devait pourtant prendre garde de trop refroidir les espérances révolutionnaires. C’eût été se priver d’une force immense que d’enlever à l’idéal républicain ce prestige de l’inconnu, cet attrait mélangé de convoitise et de chimère qui s’attache au seul nom d’un grand changement social, et qui, miroitant aux yeux de la foule, entraîne le concours de tout ce qu’il y a d’ardent, de rêveur, de mécontent, de souffrant dans une société. Il fallait donc tracer le portrait d’une république qui n’effarouchât pas les gens timides et qui pût partout exalter les têtes ardentes. Il fallait lui prêter un langage qui séduisît les électeurs censitaires sans cesser d’avoir pour écho tous les gémissemens de la misère et tous les grondemens de l’insurrection.

Comment Carrel suffit pendant quatre années aux exigences contradictoires de ce double rôle, avec quel mélange d’énergie et d’adresse, avec quelle audace tempérée par quelle réserve, c’est ce qu’on ne saura jamais bien qu’en bravant la monotonie fastidieuse des répétitions, pour étudier de près dans la publication de M. Littré la série de ses polémiques. Si peu de sympathie qu’on éprouve pour le but même qu’il poursuivait, si peu disposé qu’on puisse être à souscrire à l’injustice souvent révoltante de ses appréciations sur les hommes publics, il est impossible de ne pas prendre un plaisir d’artiste à le voir marcher d’un pas si ferme sur la crête d’un chemin si glissant. Les ressources qu’il déploie pour faire prendre successivement à sa république et à lui-même une face conservatrice et une face révolutionnaire, sans se laisser pourtant jamais prendre en flagrant délit changeant de costume, sont infinies et inépuisables. Ses argumens varient sans se contredire avec une élasticité merveilleuse, suivant qu’il répond aux scrupules de la bourgeoisie, qu’il veut rassurer et convertir, ou à l’ardeur du parti républicain, qu’il veut contenter et contenir. Il est par exemple d’une malice impayable quand il entreprend de persuader aux Français que non-seulement ils peuvent devenir républicains, mais qu’ils le sont déjà, qu’ils en ont toute l’étoffe, et que par conséquent la république ne leur demande de rien changer à leurs habitudes. Rien n’est plus plaisant et par certain côté plus juste que sa division des Français en républicains d’opinion, qui ont conscience de ce qu’ils veulent, républicains de sentimens, qui tiennent au nom de la monarchie en la dépouillant de tout ce qui l’appuie et de tout ce qui l’honore, et républicains de fait, qui, à force d’avoir servi tant de monarchies différentes, ne peuvent plus croire à aucune, et prouvent le cas qu’ils font de leur idole par la rapidité même avec laquelle ils la brisent et la remplacent. La Bruyère ne désavouerait pas les portraits piquans que chacune de ces distinctions lui suggère, et dont tout lecteur croit