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dans l’eau et assaisonné avec du sel, de l’huile et du vinaigre. A la fin de l’automne et pendant l’hiver, on mange un plat chaud, des légumes ou de la morue salée, laquelle coûte autant que le bœuf. Le compte des vivres réglé, qu’on passe à l’inventaire des vêtemens, du mobilier, du bétail, du matériel agricole, sans oublier le bois, le luminaire : combien de prix d’achat? combien de frais d’entretien? Pareille enquête, on le voit, n’est pas l’affaire d’un jour.

Je m’en apercevais de reste, et mes voisins mieux encore. Bien que je leur eusse expliqué le but de mes fréquentes visites, ces pauvres gens ne devaient rien comprendre à une aussi importune curiosité, et, à supposer qu’ils y comprissent quelque chose, ils ne pouvaient manquer de gémir en secret d’avoir été choisis pour matière à expérience. Je me sentais insupportable. On ne me le témoignait pas cependant, et je recevais toujours bon accueil. Loin de me traiter en fâcheux, on me faisait bonne mine à toute heure. A la maison pas plus qu’aux champs, je ne trouvais des visages renfrognés. Il y a mieux : au bout de quinze jours, on m’accueillait avec expansion et cordialité. Je n’en revenais pas de surprise. — En France, me disais-je, on m’aurait déjà fait sentir dix fois pour une que mon indiscrétion est fatigante.

Étudier au point de vue matériel la condition des contadini[1] du val d’Arno était bien le but principal de mes investigations; mais, sans le savoir et sans le vouloir pour ainsi dire, je me familiarisais peu à peu avec les sentimens et les habitudes des paysans de la Toscane. Pendant que j’inscrivais des chiffres sur mon carnet, les traits de mœurs se gravaient dans ma mémoire. Comment entrer à l’écurie sans remarquer l’image de saint Antoine clouée sur la porte? Le moyen d’examiner le logis sans voir dans tous les coins le chiffre ou le portrait de la madone? Le dimanche matin, tout le monde est à la messe, et le casotto n’est gardé que par un roquet. Si je viens après l’office du soir, j’ai chance de trouver les jeunes gens jouant aux boules ou à la ruzzola[2] avec des amis du voisinage. Quelquefois ils chantent en chœur un de ces airs dont les accords à la fois gutturaux et plaintifs rappellent la musique arabe et font, je ne sais pourquoi, songer à l’antique Étrurie. Le jour de la Saint-Jean-Baptiste, on a dansé sur l’aja le trescone et la manfrina. Ordinairement, des fils de Cardoni, je ne vois plus

  1. Contadini, habitans des comtés. En Italie, on désigne ainsi les paysans, parce qu’à l’époque de la formation de la langue italienne les habitans de la campagne étaient encore soumis à la domination féodale, tandis que ceux des villes en étaient affranchis et vivaient en république.
  2. Disque en bois qu’on lance le plus loin possible. Pour cet exercice, on se sert aussi de fromages durs, qui ont la forme d’une petite meule.